Passionnant. Voilà une petite contribution à ta réflexion.
Utiliser des concepts non définis dans la communication est une pratique courante. D'ailleurs en principe, celle-ci s'appuie toujours cette lacune : l'absence d'une définition précise laisse la place à l'imagination. Le terroir est avant tout une approche commerciale, vieille comme le monde romain, au minimum. Le revendiquer permet de s'abstraire de la concurrence. La création d'un Océan bleu marketing, en quelque sorte, bien avant sa théorisation par Mauborgnes et Chan Kim. Ce vin est unique, donc sans concurrence, car il provient d'une zone bien précise. En plus, ça tombe bien, c'est chez moi ! Là-dessus nous n'avons rien inventé : les propriétaires de la région de Naples avaient déjà utilisé la ficelle pour lutter contre l'arrivée des vins gaulois sur leurs marchés. Mais à leur décharge, les Grecs avaient fait pareil pour assurer leur pérennité eux aussi face au développement des vins romains...
Une des définitions que tu fournis est celle du Larousse, calquée sur celle utilisée par l'INAO. A noter que celle-ci n'est pas constante, et subit des modifications notables au gré de ce que l'Institut entend défendre. Si l'humain est bien présent au départ, avec la rationalisation du concept, on donne la primauté à l'agronomie, donc aux facteurs dits naturels. Cela ouvre des angles de réflexion variables et dans ses travaux, Morlat (INRA d'Angers, 1990), exclut l'homme du terroir : plus de technique, plus de cépage, même pas la tradition.
Malgré sa définition très scientiste, il ne se réduit plus qu'à quelque chose béni des Dieux, pour reprendre un slogan qui a eu son heure de gloire. Dans la dernière définition, dont j'ai connaissance (début des années 2000), le terroir devient une "zone délimitée", ce qui replie la notion sur elle-même, et la rend à la limite tautologique : l'appellation existe parce qu'elle protège un terroir, et le terroir existe parce qu’il est délimité, acte juridique possible seulement grâce à l'appellation.
Une grosse partie de l'ambiguïté du mot provient justement de la racine terre et ce qu'elle devient en français. Terre = substrat, sol (sol lui-même est ambigu, suivant si l'on parle de sol d'un bâtiment (surface) ou du sol à l'extérieur (épaisseur,) et terre=surface, territoire. En Anglais, il y a "land" et "soil", deux racines pour recouvrir deux concepts. Nous n'avons chez nous qu'une racine pour deux concepts, et les glissements d'un sens à l'autre sont faciles.
Dans le mot "terroir", il faut bien prendre la racine "terre" dans le sens de "territoire" (land) et non dans le sens de sol (soil), à quoi pourtant on le réduit de plus en plus en viticulture. En géographie humaine, les chercheurs parlent par exemple du "terroir d'une ethnie". Il représente une étendue géographique, non forcément précise ou avec des caractéristiques particulières – et entre nous on se fout un peu savoir si le substrat est granitique ou calcaire : ce n'est qu'un constat, une description, non une cause –, sur laquelle se développe une communauté humaine, avec ses activités.
La viticulture, via l'INAO a fini par en donné un sens extrêmement réducteur, très noble, très positif, à partir du produit vin, qui ancre ses racine dans la "terre", sol. Le virage n'est pas si vieux et peut être daté : la terre, elle ne ment pas. Le folklorisme des années 20 qui aboutit aux appellations. Mais le mot part de loin : au XIX, un vin de terroir s'oppose aux vins de Maisons (peut-être y a-t-il quelques allusions dans le livre de Louis Latour ?), plus raffinés, moins paysans. D'ailleurs, un vin qui "terroite" (terme non relevé par Littré) est un vin à défauts, rustiques. L'expression était d'ailleurs encore très utilisée il y a 25-30 ans pour parler des dernières cuvées issues d'hybrides, avec un nez très foxé. J'ai entendu aussi un producteur bordelais défendre ses vins phénolés avec cet argument de terroir, fin des années 90. C'est fini dans cette région-là depuis longtemps, mais il persiste ailleurs, pour justifier les mêmes – disons – particularités : "c'est le terroir".
En sortant de la notion de territoire, on passe dans le descriptif et dans les faits à une tentative de "scientifisation" du milieu de production. Mais ici encore, le virage n'est pas si vieux : en 1967, Rolande Gadille publie sa thèse sur le vignoble de la Côte d'Or, Fondements naturels et humains d'une viticulture de qualité. Elle consacre de nombreuses pages à décrire les pratiques des producteurs, puis posant le postulat « ceci ne peut pas avoir eu lieu par hasard », en opposition aux idées de Roger Dion qui lui écarte de facto toutes causes naturelles comme facteurs qualitatifs des vins, elle consacre de toutes aussi nombreuses pages à décrire le milieu naturel, dont une hypothétique ceinture chaude, à mi-versant devenu un peu le Graal des climatologues locaux. Une espèce de cause mystérieuse et unique qui permet d'expliquer la position morphologique des grands crus, situés pourtant plus bas sur le versant.
D’une démarche de géographe qui décrit le milieu on passe à une explication de l'existant puis, via quelques approximations et contorsion, à sa justification : les vins sont uniques parce qu'il y a des conditions naturelles uniques. Un calcaire ou une marne, un sol brun ou caillouteux, une pente, une exposition, un environnement... Tout est prétexte. Après on peut broder à l'infini, peaufiner le mythe et blablater sur des vins qui n'existent pas ou les moines gouteurs de terre : rien n'est là par hasard, tel est le postulat. Mais on aboutit en fait aux "unités naturelles de terroir" de René Morlat, désincarnée, hors de l'humain.
Deux erreurs conceptuelles se superposent et à mon avis aboutissent intellectuellement à une impasse.
La première erreur est que toute parcelle est unique par ses conditions et donc a priori est "terroir" au sens de l'INAO car délimitable sur des paramètres très divers : sol, exposition... ou cadastre. Mais terroir de quoi ?
La deuxième, qui s'appuie sur les mêmes mécanismes, est que la Nature nous offre des terroirs idéaux, grâce à leurs facteurs naturels, pour produire un vin ou n'importe quoi d'autre. Mais personne par exemple n'a conçu le bourgogne, le sauternes ou le champagne, tels que ceux que l'on boit actuellement ou ceux du passé, ex nihilo et est parti en quête des lieux de production idéaux, à partir de son idée préétablie. Des terroirs idéaux, il n'y en a pas, il n'y en a jamais eu. J'irai même jusqu’à dire le milieu naturel, dans une production agricole, est la contrainte essentielle et reste LE problème auquel on se frotte : on ne fait pas grâce à, on fait en dépit de. La rencontre n'est jamais le fruit du hasard, et le terroir n'a été découvert mais inventé : il a été construit, imaginé, adapté, modifié, transformé, ajusté tout comme les techniques de culture, tout comme les cépages, tout comme le vin qui en provient.
D'ailleurs la meilleure preuve que le concept terroir arrive à ses limites de définition est que la région qui l'a porté haut et fort dans le sens actuel, la Bourgogne, l'évacue peu à peu de ses arguments de promotion, au profit d'un terme bien plus noble : celui de "Climat". Il permet de redonner aux milieux de production une dimension historique et humaine que n'autorise pas, n'autorise plus le terroir.
On ouvre un Océan bleu, à nouveau.