Dire ce qui s’était passé ensuite, Benoît avait bien du mal à retracer le fil des évènements. Tout ce dont il se souvenait c’est qu’une fois Sacha porté en lieu sûr, il s’était fait alpaguer par la meute policière, rouer de coups de matraques et propulser dans un fourgon où il avait perdu connaissance. La cellule, comme toutes les cellules du monde, puait la pisse, les excréments et le vomi. Dès son premier interrogatoire, son statut de gaulois, lui valut un traitement de faveur de la part des bourres ouest-allemands. Par souci esthétique pas touche à son portrait mais pour le reste tout y passait avec un raffinement sadique. Benoît affrontait pour la première fois la torture. Ils le ramenaient périodiquement dans sa cellule pour qu’il ait le temps de méditer. Procédure classique pour mettre à mal ses dernières défenses psychologiques. Ce qui l’incommodait le plus c’était sa propre pestilence. Saoulé de coups Benoît ressentait plus rien. Son absence de papiers d’identité lui permettait de bien jouer son rôle de pauvre étudiant pacifiste. Les bourres, en dépit de leur traitement de faveur, ne lui apparaissaient pas vraiment soucieux de lui faire avouer où se trouvait la planque de Sacha qu’ils devaient sans nul doute connaître. Ils bénéficiaient de leur part d’une forme maîtrisée d’attendrisseur. Ils le préparaient en n’étant que des comparses minables et c’était ce statut qui les rendait si féroces. Le matin de son troisième jour de détention, un sec teuton faciès nazi en blouse blanche le convoyait jusqu’à l’infirmerie où une grosse teutonne faciès nazi en blouse blanche le calfatait tant bien que mal. Ensuite il eut droit à une douche puis au barbier puis à un petit déjeuner teuton dans une sorte de réfectoire empestant le crésyl. Alors qu’il avalait leur jus de chaussette un grand échalas, cheveux blond roux en brosse, blouson d’aviateur, Ray Ban, sourire étincelant, lui tendait une large main couverte d’un duvet frisottant « Bob Dole ! »
La fermeté de sa poignée de main rajoutait une touche supplémentaire à sa dégaine faussement décontractée mais le pli impeccable de son pantalon de velours finement côtelé, le chic discret de ses derbys à semelles cousues Goodyear et son accent traînant irlando-bostonien trahissaient le rejeton d’une famille patricienne. Il offrait à Benoît une Lucky Strike sans filtre et lui tendait la flamme d’un Zippo avant de s’asseoir face à lui. Son irruption ne surprenait Benoît qu’à moitié mais, un peu parano, il s’interrogeait sur l’étendue de ses renseignements sur son pedigree. En toute logique, eu égard à l’infiltration des services de renseignements US dans ceux de ses alliés occidentaux, le soi-disant Bob Dole devait posséder sur son compte une fiche longue comme le bras. Le seul hic pour lui c’est qu’en fonction de la source d’où provenaient ses renseignements, il pouvait le classer comme du menu fretin facilement retournable ou comme un gros poisson qu’il faut ferrer avec soin. Le mieux pour Benoît était de prendre un profil bas, de jouer au con. Il lui proposa du café. Son rictus dégoûté tenait lieu de réponse. Il ironisait en français « il est un bon cousin germain du vôtre ». À son grand étonnement Dole goûtait manifestement le double sens de sa plaisanterie, en opinant avec un air entendu. Si la grande maison de Langley lui déléguait un francophile raffiné ça sentait le coup parti de très loin. Son très cher Ministre Marcellin, obsédé par la menace internationaliste, l’offrait-il en pâture à la CIA ou était-ce l’inverse : son petit jeu intéressait-il les américains ? Comme la marge de manœuvre de Benoît se résumait à peau de zibi il cessait de se poser des questions et se concentrait sur les propos de Bob qui lui apprenait qu’il avait servi pour la CIA au Vietnam.