Ange-Raymond Antonini, l’homme, qui venait de commettre chez Fayard un brulot : « Le temps des policiers » sous le pseudonyme de Jacques Lantier, haut fonctionnaire de l'Intérieur, ancien agent secret, cité à l'Ordre de la Nation pour faits de Résistance, jouissait d’une réelle notoriété dans la Police vérolée de la IVe République, avait confié à Benoît lors d’un dîner : De Gaulle « avait du militaire à la fois la grandeur et les faiblesses. Tout comme Pétain, on le savait obnubilé par des histoires de 2e Bureau, de police, d’espionnage, de barbouzes, de dames Bonacieux… » et que « l’un et l’autre couvrirent la France et le reste de réseaux jacassiers où l’on retrouvait parfois des moines ferrailleurs, comme on allait autrefois des mousquetaires de la reine aux mousquetaires du roi… » Nos Excellences ne se salissent pas les mains, elles délèguent l’intendance à leur cabinet. Je trouve l’appellation fort adéquate car ces cabinets sont bourrés de personnages aux qualifications douteuses qui coiffent les administrations sans subir de concours, qui ne doivent qu’au piston les pouvoirs qu’ils s’accordent, qui accaparent l’Etat au profit des clans. Ce sont des milliers de prébendiers, des mangeurs de crédits, des rongeurs de budget, des croqueurs de fonds secrets, des dévoreurs de bénéfices qui régentent, exploitent, tètent, sucent et épuise la France par la seule volonté de la camarilla qui règle nos affaires… »
La IVe, avec ses gouvernements éphémères, souvent nés d’improbables combinaisons parlementaires, laissait, car le temps était à la reconstruction, les mains libres aux hauts fonctionnaires des grands corps d’Ingénieurs de l’Etat, ces grands planificateurs détenaient, bien plus que les industriels du CNPF, les manettes du pouvoir économique. L’avènement du gaullisme, avec ses désirs de grandeur, d’indépendance nationale allait, avec la création de l’ENA par Michel Debré, amplifier cette mainmise et surtout ouvrir grandes les portes du politique à des palanquées de hauts fonctionnaires issus des cabinets ministériels. L’accélération des carrières, le pantouflage dans les entreprises nationales, les parachutages dans de bonnes circonscriptions parlementaires, conférait à l’école de la rue des Saints Pères une aura sans précédent. L’énarque généraliste, s’attribuant le droit de tout faire tout en ne sachant rien faire de très précis, allait s’engouffrer dans tous les plis du pays, tout contrôler, tenir l’Etat avec une froide détermination et un esprit de corps indéfectible. Aux réseaux de l’après-guerre, nés de la Résistance, des conflits coloniaux, où se mêlaient baroudeurs, condottieres, têtes brulées, fils de famille en rupture de ban, aventuriers de haut vol ou de petit calibre se substituaient ceux de nos grandes écoles méritocrates, monstres froids, calculateurs, sans expérience de la vraie vie, qui allaient mailler le monde des affaires et de la politique et le verrouiller.
Et pourtant, lorsque sous le président Pompe, dans le gouvernement Chaban, Benoît se retrouva bombardé conseiller technique au cabinet du Ministre de l’Equipement et du Logement, par l’entremise de la mère de Chloé, la vieille garde des barons du gaullisme, avec ses portes-flingues, semblait tout contrôler alors qu’ils réchauffaient en leur sein de jeunes aspics déjà venimeux. Les circonstances de son recrutement, jugées à l’aune du temps présent, relevaient du grand n’importe quoi, d’une forme de j’m’en foutisme à nul autre pareil. La mère de Chloé l’invita à déjeuner chez Lipp où le Tout-Paris de la politique se bousculait. Ils déjeunèrent à l’étage, là où seul le gratin avait accès, et en bonne place non loin de François Mitterrand, de ses amis Patrice Pelat et de Georges Dayan. Avant de m’y rendre il avait réussi à joindre Chloé à Milan par le réseau protégé du Ministère de l’Intérieur. Chloé évoluait dans un essaim de frelons hautement dangereux où se mêlaient, sans vraiment se distinguer, les fous de l’extrême-gauche des futures Brigades Rouges et les implacables néo-fascistes de la Loge P2, les multiples cercles de la Démocratie Chrétienne, les groupes maffieux et les communistes. Au bout du fil elle lui apparut lasse, tendue, il s’inquiétait. Chloé le rassurait, ce n’était que la conséquence d’une nuit de palabres avec la branche la plus extrémiste des Milanais, dissidente d’un groupuscule lui-même partisan de la lutte armée radicale et qu’une bonne nuit la remettrait d’aplomb. Benoît en accepta l’augure sans trop y croire, il lui fit part du nouveau tournant que prenait ma vie. Sa réponse fut sans ambigüité « Fonce mon grand ! Tu vas te retrouver au cœur du pouvoir et c’est le meilleur endroit pour le véroler. Dès que tu peux, viens me voir… »
Foncer ! Chez Lipp, signe du destin, la seule femme présente à l’étage était Catherine Nay qui faisait face à un jeune loup UDR. Tout le monde savait que, sauf Benoît, le personnel la gratifia d’une courbette pleine de déférence. Carnassière elle les ignorait tout en déshabillant Benoît d’un regard prédateur. Il lui souriait bêtement. Le nouveau marigot où il se risquait pullulait de prédateurs bien plus redoutables que ses petits frelons de la GP mais il pressentait déjà leur point faible : le cul ! Sa connexion avec les RG, très friands de tout ce qui touchait aux parties fines ou aux déviances sexuelles, lui donnait un avantage certain sur ses futurs collègues de cabinet. Comment pouvait-on lui proposer un poste dans le cabinet d’un des barons du gaullisme sans se soucier de savoir qui il était, d’où il venait, rien que de la mère de Chloé ? La conversation tourna autour de futilités, au dessert, un baba au rhum chantilly, la mère de Chloé se contenta de lui dire avec un petit sourire gourmand « Ils cherchent une plume je suis persuadé que vous ferez l’affaire… »