Requinqué, Armand commandait alors un croque-monsieur avec un verre de Brouilly et se plongeait dans la lecture du Monde l’austère qu’il achetait à un vendeur à la criée. Dans les cafés parisiens, surtout les plus chics, seul le statut d’habitué vous donne droit à un traitement chaleureux, qui parfois confine au statut de larbin, surtout lorsque, comme lui, on arrose le personnel de pourboires généreux. Sans rouler sur l’or, Armand, comme la grande maison lui assurait de quoi vivre, qu’elle prenait en charge le loyer de son gourbi de la Butte aux Cailles, avec que la maison Citroën lui assurait, le maigre salaire d’un OS – toujours assez mince même si les accords de Grenelle avaient rallongé un peu la sauce – il s’en servait pour claquer un peu de blé. Ferdinand, qui était de service le matin, après l’avoir battu froid les premiers jours, face à sa munificence et sa lecture du Monde, le prit très vite sous sa protection. Archétype du vieux titi parisien il alternait des réparties désopilantes et des propos de la France un peu rance qui râle à tout propos sur tout et rien. Armand était bon public, se gondolait à la plus petite plaisanterie, approuvait ses pires insanités. Le Fernand appréciait. Le seul nuage obscurcissant un peu leur lune de miel provenait du flou de mes réponses lorsqu’il tentait de le pousser aux confidences sur ses activités. Armand ne craignait pas son indiscrétion, d’ailleurs il aurait pu s’inventer une troisième vie, simplement il voulait le tenir un peu à distance avec juste ce qu’il faut de mystère.
Un matin Armand découvrit un entrefilet annonçant la fin tragique de Gabrielle Russier. Bouleversé, il devint blanc comme le tablier de Ferdinand qui, planté face à lui, tel un ange exterminateur enveloppé, le contemplait avec un étonnement mêlé de commisération. Armand se mit à pleurer en silence, des larmes tièdes et dodues qui s’accumulaient en une petite mare gluante sous son nez avant de s’égoutter sur la page grisée de son journal. Gabrielle Russier, la suicidée par le gaz, avait trente-deux ans, Christian Strossi son élève en seconde au lycée Saint-Exupéry de Marseille, juste la moitié. Dans l’effervescence du mois de mai 68, ils se sont aimés et, les imprudents, devenus amants. Gabrielle est divorcée, mère de deux enfants, promise à un bel avenir à l’université d’Aix, où la mère de Christian est titulaire d’une chaire, elle a craqué pour ce beau jeune homme bien plus mûr que les autres. En ces temps obscurs, que tout le monde a oublié, pour être majeur il fallait passer le cap des 21 ans, les parents de Christian, de « gôche », libéraux, ont porté plainte pour détournement de mineur. Qu’était-ce pays qui pouvait le faire conscrit à 18 ans, l’envoyer à la guerre – lui avait échappé au djebel, son frère aîné non – et lui interdire d’aimer, de faire l’amour avec qui bon lui semble ? Quel crime avait commis Gabrielle pour être jetée, pour 8 semaines, à la fin du printemps 69, dans une cellule sordide de la prison des Baumettes ? Aimer un grand jeune homme, qui aurait pu être lui. C’était tout, alors qu’en ces temps gris, Papon fut, lui, le préfet de police de Paris, le Ministre du Budget du madré de Montboudif, avec du sang sur ses belles mains d’administrateur impitoyable. Crime suprême, leurs corps s’étaient mêlés, enflammés, Christian avait empli cette vieille femme de sa jeune sève. Ils avaient jouis. Condamnée, le 12 juillet – son jour anniversaire – à 12 mois de prison avec sursis et 500 francs d’amende, le Parquet jugeait la condamnation trop faible et faisait appel a minima, et Gabrielle ouvrait le 1er septembre le robinet du gaz. Exit la femme de mauvaise vie, celle qui avait détourné l’innocence vers les infâmes plaisirs de la chair. Bouclé dans une maison de repos par les psychiatres de service, Christian, lui, grâce à la protection de ses parents, allait enfin voir s’ouvrir une sacré belle vie.