« Les continents s’y frôlent, les eaux s’y rejoignent, les destins s’y côtoient. Candidats au départ, passeurs ou exilés se retrouvent à Tanger, dans une étrange proximité – tous ont rêvé, tous ont eu, ou ont encore, un ailleurs en tête. »
Clémence Boulouque
« Des côtes sud de l’Espagne, d’Algésiras, de Gibraltar, on aperçoit là-bas, sur l’autre rive de la mer, Tanger la Blanche.
Elle est tout près de notre Europe, cette première ville marocaine, posée comme une vedette sur la pointe la plus au nord de l’Afrique ; en trois ou quatre heures, des paquebots y conduisent et une grande quantité de touristes y viennent chaque hiver. Elle est très banalisée aujourd’hui, et le sultan du Maroc a pris le parti d’en faire demi-abandon aux visiteurs étrangers, d’en détourner ses regards comme d’une ville infidèle.
Vue du large, elle semble presque riante, avec ses villas alentour bâties à l’européenne dans des jardins ; un peu étrange encore cependant, et restée plus musulmane d’aspect que nos villes d’Algérie, avec ses murs d’une neigeuse blancheur, sa haute casbah crénelée, et ses minarets plaqués de vieilles faïences. »
Pierre Loti Au Maroc
« J’aurais voulu m’embarquer pour Tanger. Les films et les romans ont fait de cette ville un lieu terrible, une sorte de tripot où les joueurs marchandent les plans secrets de toutes les armées du monde. De la côte espagnole, Tanger me paraissait une cité fabuleuse. Elle était le symbole même de la trahison. »
Jean Genet Journal d’un voleur © éditions Gallimard 1949
« Le débarquement est difficile, surtout par gros temps et c’est un spectacle fort divertissant que de voir les dames, effrayées par les lames, au bas de l’échelle de coupée, un pied dans le vide, attendre le moment de sauter dans une méchante vedette tandis que des indigènes leur tendent une main noire qu’elles hésitent à saisir. Sur le quai, des guides et des drogmans vêtus de gandouras et de chemises vert tendre, bleu pâle ou saumon, soutachées de broderies d’argent, s’emparent des touristes avec autorité. Leur tête rasée est coiffée d’un fez si rouge, leurs pieds sont chaussés de belles babouches qu’ils en profitent pour imposer leur compagnie aux plus indépendants. Il y a dix ans encore on ne visitait Tanger qu’à dos d’âne ou de mulet, aujourd’hui on grimpe en Ford jusqu’à quartier arabe. »
Paul Morand Méditerranée, mer des surprises, in Voyages © éditions du Rocher 1991
PAUL BOWLES & PATTI SMITH EN 1997
« Le climat était à la fois rude et langoureux. Au mois d’août, le vent sifflait dans les palmiers, faisait frémir mes eucalyptus et bruire les jonchaies qui bordaient les rues. Tanger n’était pas encore entrée dans l’ère automobile. Il y avait toutefois quelques taxis qui stationnaient à côté des calèches dans le grand Socco, et Aaron et moi en prenions un tous les soirs pour regagner la maison après le dîner. L’absence de circulation permettait de s’installer à une terrasse de café sur la place de France, avec pour tout bruit de fond, le chant des cigales dans les arbres. De même, la radio n’était pas encore arrivée au Maroc, on pouvait s’asseoir dans un café en plein centre de la médina et n’entendre que le bruit de centaines de voix humaines. »
Paul Bowles Mémoires d’un nomade © Quai Voltaire 1989
« Une Européenne pas jeune, fardée, sale, qui a le goût maniaque de ce qui pendouille, s’effiloche, cheveux, nattes, manteaux, sacs et jupes à franges, traverse le petit Socco. La Toute-Pendouillante est une « magicienne soviétique » (me déclare sans ciller un garçon).
[…]
« Le mioche de cinq ans, en petit pantalon, chapeau tape sur une porte – crache – se touche le sexe. »
[…]
« Au petit Socco, en juillet, la terrasse est pleine de monde. Vient s’asseoir un groupe de hippies, dont un couple ; le mari est un gros blondasse nu sous une salopette d’ouvrier, la femme est en longue chemise de nuit wagnérienne ; elle tient à la main une petite fille blanche et molle ; elle la fait chier sur le trottoir, entre les jambes de ses compagnons qui ne s’en émeuvent pas. »
Roland Barthes Incidents © éditions du Seuil 1987
« Le Ciné-Américano était à l’entrée du plus grand bordel méditerranéen le Trou Ben Charki. Tout le pâté de maisons, une bonne dizaine de ruelles, était entièrement occupé par des prostituées. Il y avait des filles partout dans les rues. À l’entrée des escaliers, juste après le cinéma, se tenaient parfois, quand des bateaux de guerre mouillaient dans la baie, deux soldats noirs, des marines US, ceinturon et guêtres blanches, qui montaient la garde à la porte du quartier. Après les escaliers quand on était passé sous la porte andalouse, on tombait dans un décor à la Satyricon. Les hommes et les femmes s’embrassaient dans les rues, ils buvaient fumaient du kif dans de longues pipes, ils draguaient et couraient dans tous les sens. Il y avait des scènes d’amour dans l’encadrement des portes. Devant chaque maison, les femmes, habillées à la marocaine, appelaient le passant : « Un coup pour une pipe de kif ! Un coup pour une pipe de kif ! »
Daniel Rondeau Tanger et autres Maroc © Nil éditions 1987
Tanger ? C’est à deux jours de Marseille, en bateau ; charmante traversée, qui vous fait longer la côte d’Espagne. Et il s’agit pour vous échapper à vous-même, alors pas d’hésitations, venez ici. Couronné de collines, tourné face à la mer, ce promontoire haut et blanc, qui semble se faire une traîne de toute la côte africaine, est une ville internationale au climat excellent, huit mois sur douze ; en gros, de mars à novembre. Des plages magnifiques ; des étendues vraiment peu ordinaires de sable doux comme du sucre en poudre, et de brisants. Et – si vous avez du goût pour ce genre de choses – la vie nocturne, bien que ni particulièrement innocente ni spécialement variée, dure du crépuscule à l’aube. Ce qui, lorsqu’on réfléchit que la plupart des gens font la sieste tout l’après-midi, n’est pas trop anormal. Pour le reste, presque tout, à Tanger, est anormal et avant de partir, il vous faudra veiller à trois choses : vous faire vacciner contre la typhoïde, retirer toutes vos économies de la banque, dire adieu à vos amis. Dieu sait si vous les reverrez jamais. Je parle sérieusement. Le nombre alarmant, ici, des voyageurs qui ont débarqué pour un bref congé ; puis s’y sont établis ; puis, ont laissé passer les années. Car Tanger est une rade, et qui vous enserre ; un lieu à l’abri du temps. Les jours glissent le long de vous, sans que vous les aperceviez plus que les gouttes d’écume sur une cascade. C’est ainsi, j’imagine, que passe le temps dans un monastère : sans se faire remarquer, d’un pied chaussé d’une pantoufle. D’ailleurs, les deux institutions que sont Tanger et un monastère ont un autre point commun : le fait de se suffire à soi-même. »
Truman Capote Impressions de voyages Gallimard® 1990
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