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11 février 2018 7 11 /02 /février /2018 06:00
La résistible ascension de Benoît H Nous pratiquions une forme très primaire de langue de béton brut mal décoffré, grisâtre, granuleuse, du genre de celle qu'on utilise pour se lester avant de se jeter à la baille un jour de désespoir sans fond (13)

Le lendemain, le Comité de grève se réunit dans la salle des professeurs en présence du Doyen, flanqué de quelques professeurs, ceux qui ne s'étaient pas tirés, d'un paquet de maîtres-assistants et d'assistants penchant plus ou moins du côté de la tendance Benoît. La convocation du Doyen, à vingt heures, avec la dose de grossièreté qui sied à une assemblée dont c'était le seul ciment, avait pour seul motif qu'il prenne acte des exigences du Comité. Pas question de négocier avec lui, même si les membres du dit Comité n’étaient d'accord sur rien, sauf de maintenir la mobilisation, il devait bouffer sa cravate. Sans protester, le Doyen et son dernier carré avait tout avalé. Tous arboraient le col ouvert, le tableau était pathétique. Tous à plat ventre, même Salin, l'un des futurs thuriféraires des papes de l'École de Chicago, Benoît confiera à son pote Boulineau : « Tous donnaient à la bande d’hurluberlus que nous étions du cher collègue. Mais, avec le recul, si eux étaient pathétiques nous, nous étions lamentables. Nous pratiquions une forme très primaire de langue de béton brut mal décoffré, grisâtre, granuleuse, du genre de celle qu'on utilise pour se lester avant de se jeter à la baille un jour de désespoir sans fond. « Sous les pavés, la plage... » Nous étions à cent lieues de la poésie de nos graffitis. »

 

Vers 22 heures, face à l'enlisement, Benoît prit deux initiatives majeures : ouvrir en grand les fenêtres – le nuage de la tabagie atteignant la cote d'alerte – et proposer une pause casse-croûte. Pervenche, avec son sens inné de l'organisation, à moins que ce fusse son atavisme de fille de chef, leur avait fait porter par le chauffeur de son père – sans doute était-ce là une application directe de l'indispensable liaison entre la bourgeoisie éclairée et le prolétariat qu'elle appelait de ses vœux –deux grands cabas emplis de charcuteries, de fromages, de pain et de beurre, de moutarde et de cornichons, de bouteilles poussiéreuses de GCC de Bordeaux prélevées dans la cave de l'hôtel particulier de la place Mellinet. Rien que de bons produits du terroir issus de la sueur des fermiers des Enguerrand de Tanguy du Coët, nom patronymique de l’indispensable Pervenche. Quant au Bordeaux, le prélèvement révolutionnaire s'était porté sur un échantillon représentatif de flacons issus de la classification de 1855. Face à cette abondance, la tranche la plus radicale du Comité hésitait sur la conduite à tenir : allait-elle se bâfrer de ces produits de luxe ? Et question subsidiaire : allait-elle laisser les profs au régime sec ? Ces rétrécis du bocal exigeaient un vote à bulletins secrets. À dessein Benoît les laissa s'enferrer dans leur sectarisme.

 

Sans attendre la fin de leur délire il sortait son Laguiole de sa poche, l’ouvrait pour trancher le pain. Face à ce geste symbolique le silence se fit. De nouveau Benoît venait de prendre l'avantage sur les verbeux, leur clouant le bec par la simple possession de cet instrument, un couteau que tout prolo ou péquenot, a dans sa poche. Eux, l'avant-garde de la classe ouvrière, à une ou deux exceptions près, en étaient dépourvus. Le Doyen étalait sur sa face suffisante un sourire réjoui : il exhibait lui aussi un Laguiole. Benoît goguenard lui lançait « Au boulot Doyen, le populo a faim ! » Spectacle ubuesque que de voir l’altier agrégé de Droit Public embeurrer des tartines, couper des rondelles de saucisson, fendre des cornichons, façonner des jambons beurre avant de les tendre aux coincés du PCMLR ou à des chtarbés situationnistes. Tout le monde mâchait. Restait le liquide et là, faute de la verroterie ad hoc, Benoît séchait. Se torchonner un Haut-Brion au goulot relevait de la pire hérésie transgressive dans laquelle, même les plus enragés, ne voulait pas tomber. Que faire ? Face à cette question éminemment léniniste, le Comité dû recourir à l'économie de guerre, réquisitionner les seuls récipients à disposition soit : trois tasses à café ébréchées, oubliées là depuis des lustres ; deux timbales en fer blanc propriété de deux communistes de stricte obédience qui les trimballaient dans leur cartable, un petit vase en verre soufflé et quelques gobelets en carton gisant dans une poubelle. 

 

Muni de cette vaisselle vinaire hétéroclite, après avoir donné un peu d'air aux grands crus, Benoît procédait d'autorité à une distribution équitable. Le Doyen, toujours aussi ramenard, délivrait de doctes appréciations, faisant étalage de sa science de la dégustation. À la grande stupéfaction de Benoît, un panel représentatif de l'orthodoxie prolétarienne, fit cercle autour de lui pour gober ses lieux communs. Magie du vin, la perfusion des nectars de haute extraction dans de jeunes veines révolutionnaires et, dans celles plus obstruées, des mandarins, déliait les langues, attisait l'esprit, donnait de la légèreté aux mots. Ils fusaient. L'euphorie montait. Le professeur Salin abandonnait Milton Friedmann en rase campagne pour raconter des histoires salaces. Pervenche, seule femme dans ce marigot de mâles enivrés, subissait les assauts conjugués de Dieulangard, le Spontex, et du doyen que Benoît avait surpris, quelques minutes auparavant, en train de siffler les fonds de bouteille. Tous étaient pétés. À la reprise de la séance, sur proposition de Jean-Claude Hévin, un assistant venu du bas, qui deviendrait un grand  spécialiste du droit Administratif, le principe du passage automatique en année supérieure fut voté à l'unanimité. À la suite de ce vote historique, le doyen se leva pesamment pour porter un toast, en dépit de son verre vide, «  Au succès du plus grand mouvement populaire du siècle... »

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commentaires

K
ha ha on se souvient de Vincennes en Droit Social...extra...c'était exactement ça...Quel délire...!
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A
C'est avec plaisir que je relis ce texte qui m'a fait connaître le blog. Et cette année, je tente de redresser les noms des personnages.<br /> Claude Durand-Prinborgne fait maintenant de la peinture et expose<br /> https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/nantes-44000/lancien-recteur-peut-enfin-sadonner-la-peinture-3729463<br /> Je ne savais pas que Pascal Salin avait été à Nantes. Je l'ai connu à Poitiers.<br /> Jean-Claude Hélin est maintenant émérite.<br /> <br /> Nantes change. On vient d'y décrocher Dieu<br /> http://blogdenantes.blogspot.fr/2018/02/a-nantes-on-decroche-dieu.html<br /> <br /> Bon rétablissement
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