Ce soir-là, Pervenche et Benoît, pour mieux distiller leurs excédents avant d'aller dormir, rentrèrent à pied. Le ciel de mai était pur, l'air tendre, ils firent une longue pause sur les pelouses bordant l'hippodrome du Petit-Port. Couchés sur l'herbe, le nez dans les étoiles, Pervenche ayant posé sa tête sur le ventre de Benoît, ils étaient restés un long moment silencieux. Même si son alcoolémie voguait encore sur des sommets, la lucidité de Benoît restait intacte, vive, il pressentait que sa compagne, qui ne quémandait que des caresses tendres, attendait de lui autre chose que l'expression animale de sa virilité. Ayant grandi dans les jupons des femmes Benoît avait développé un sentiment, dont on dit qu'elles sont supérieurement dotée, l'intuition. Ce sont des ondes fines, un faisceau sensible, comme une petite musique intérieure qui vous rend réceptif, prêt à accueillir et comprendre même l'indicible. L'autre le sent, s'ouvre, se confie, Benoît entendait Pervenche lui dire « Benoît, j'aime les filles...
- Tu en aimes une en particulier ?
- Oui.
- Elle le sait ?
- Non.
- Alors, dis-lui...
- Non !
- Tu crois que ce n'est pas réciproque ?
- Oui...
- Tu en es sûre ?
- Oui !
- D'où tires-tu cette certitude ?
- Parce que c'est Anne Sautejeau...
- Non !
- Si !
- Mais c'est la reine des fafs de la Corpo...
- Je sais Benoît mais je l'aime...
L'irruption brutale dans la petite tête bien pleine de Benoît, de l'absolue irrationalité de l'amour avec un grand A, le propulsait dans une abyssale attrition.
Son attrition fut de courte durée, Benoît savait si bien envelopper ses séismes intérieurs, même s’il ne voulait pas se l'avouer la révélation de Pervenche l'exonérait de rompre un lien qui, tôt ou tard, l'entraverait. Tout intuitif qu’il fut il n'en restait pas moins un mec, un peu lâche sur les bords. Devant le restau U un maraîcher les embarquait dans sa camionnette, où la verdeur entêtante des bottes de poireaux, donnait des envies de pot au feu à Benoît. Pervenche se tortillait. Il lui caressait la nuque en la rassurant «Te fais pas de souci, les lignes bougent, ça craque de partout, alors qui te dis que ta chérie, elle aussi, n'est pas prenable ? » Avec fougue elle lui donnait un baiser de feu. Leur chauffeur d'occasion souriait en laissant pendre sa gitane maïs au coin de sa bouche mal dentée. Cette nuit-là ils dormirent comme deux frères et sœurs dans le grand lit des parents de Pervenche. Fuyant la populace les Enguerrand de Tanguy du Coët s'étaient retirés dans leur manoir de Pontchâteau en confiant le soin aux domestiques de veiller tout à la fois sur leur extravagante fille unique et sur la sécurité de l'hôtel particulier de la place Mellinet.
Vers neuf heures du matin, enveloppé dans la robe de chambre à brandebourgs du comte, abandonnant Pervenche à ses rêves, Benoît se transportait à l'office. On l'y accueilli avec une déférence teintée d'une forme non dissimulée de curiosité, surtout de la part des deux petites bonnes : Clotilde et Suzie. Elles frétillaient. La veille, en bon révolutionnaire de salon, Benoît leur avait demandé de jeter au rebut leur tenue noire à col Claudine blanc. Suzie, dont les charmes profitaient au comte, le gratifiait, en lui versant son café, d'une vue panoramique sur son opulente poitrine qui tendait un chemisier largement entrouvert. Clotilde, plus sage, même si sa jupe s'était nettement raccourcie, se contentait de boire ses paroles en le mangeant des yeux. Le maître d'hôtel, Robert, un grand pleutre, prototype du cireur de pompes, se voyait déjà prendre le relais du comte. Son regard, d'ordinaire fuyant, n'avait de cesse d'aller et venir sur la Suzie lorsqu'elle prenait des poses de star de stand de foire. Face à ce désordre, ce relâchement des mœurs, Ernestine la gouvernante, toujours tirée à quatre épingles, chignon impeccable, lèvres pincées, affichait un silence méprisant. Benoît était le seul qui échappait à sa hautaine indifférence. L'intraitable attendait de savoir de quel côté le vent tournerait avant de s'embarquer sur un nouveau navire.