À Paris, pour les fêtes organisées entre amis, les bourses étant assez plates, chaque invité apporte à boire et à manger en fonction de ses possibilités. Comme vous le savez je fréquente une belle floppée de naturistes et très souvent apparaissent des flacons qui donnent des boutons aux purs et durs des vins nus. Mais jamais, au grand jamais, qui que ce soit ironise, se moque, chacun a le droit d’aimer ce qu’il aime ou le plus souvent de ne pas être un consommateur pour qui le vin est une boisson parmi d’autres et peu au fait des chamailleries du microcosme. C’est la moindre des politesses. Au mieux, on fait goûter à l’arrivant(e) ce que l’on aime pour lui faire apprécier.
Tel fut le cas l’autre soir lors d’une fête dans la cantine d’altitude où les tenancières sont addict des vins nus. L’irruption d’un flacon de Mouton-Cadet ne provoqua aucune vague, il fut ouvert, bu par ceux qui l’ont voulu. Bref, rien que du savoir-vivre.
Pour rire, provoquer les réseaux sociaux j’ai posté sur mon Mur :
« Mouton Cadet au Lapin Antonin transgression absolue »
Les commentaires furent dans l’ensemble plutôt rigolards.
Le lendemain matin je me suis dit que j’allais faire un test en postant ceci :
« Juste une petite histoire de Mouton-Cadet
Que faites-vous lorsqu’un (e) invité (e) se pointe chez vous lors d’une petite fête avec une bouteille de Mouton-Cadet ?
- Vous vous moquez ?
- Vous le remerciez et vous vous gardez bien de l’ouvrir ?
- Vous le remerciez, vous l’ouvrez et vous le goûtez ?
Merci pour vos réponses, courtoises bien sûr…
C’est ce qui nous est arrivé hier au soir au Lapin »
Tout au long de la journée les commentaires ont chauffé : 43 en tout avec des réponses croisées. Dans l’ensemble ce fut, à quelques exceptions notables, courtois.
Cependant dans les pros et les antis vins nus je sentais une réelle envie d’en découdre, d’excommunier, d’exclure et surtout une absence réelle de politesse sous prétexte d’une pratique d’un humour un peu lourd très en cour sur Face de Bouc.
Alors je me suis souvenu d’André Comte-Sponville qui eut il y a une quinzaine d’année une grande notoriété avec notamment son « Petit traité des grandes vertus » ce qui lui valut des volées de bois vert de Pierre Marcelle, journaliste à Libération, qui juge les propositions de Comte-Sponville « indigentes » et ses propos « venteux » que son « omniprésence de penseur consensuel est censée légitimer. Jacques Bouveresse, philosophe français, ne lui conteste pas son statut de philosophe mais lui reproche de faire partie de ces confrères contemporains devenus des « obligés du pouvoir ».
« Politesse », par André Comte-Sponville
Après vous. » Dans cette formule de politesse, Levinas voyait l’essentiel de la morale. On comprend pourquoi : c’est mettre l’égoïsme à distance et court-circuiter la violence par le respect. Tant que ce n’est que politesse, l’égoïsme reste pourtant inentamé ; le respect, presque toujours, n’est que feint. Peu importe. La violence n’en est pas moins évitée, ou plutôt elle ne l’est que mieux (s’il fallait respecter vraiment pour la faire disparaître, quelle violence presque partout !).
C’est dire, sur la politesse, l’essentiel : qu’elle n’est que l’apparence d’une vertu, pour cela aussi socialement nécessaire qu’individuellement insuffisante.
Positivité de l’apparence. Être poli, c’est agir comme si l’on était vertueux : c’est faire semblant de respecter (« Pardon », «S’il vous plaît », « Je vous en prie »…), de s’intéresser (« Comment allez-vous ? »), de ressentir de la gratitude (« Merci »), de la compassion («Mes condoléances »), de la miséricorde (« Ce n’est rien »), voire d’être généreux ou désintéressé (« Après vous »)…
Ce n’est pas inutile. Ce n’est pas rien. C’est ainsi que les enfants ont une chance de devenir vertueux, en imitant les vertus qu’ils n’ont pas encore. Et que les adultes peuvent se faire pardonner de l’être si peu.
Le mot, contrairement à ce qu’on croit souvent, ne vient pas du grec polis (la Cité) mais du latin politus (« lisse, propre, ce qu’on a pris le temps de polir »). Aussi la politesse a-t‑elle moins à voir avec la politique qu’avec une certaine façon de se frotter les uns aux autres : c’est l’art de vivre ensemble, mais en soignant les apparences plutôt que les rapports de forces, en multipliant les parades plutôt que les compromis, enfin en surmontant l’égoïsme par les manières plutôt que par le droit ou la justice.
C’est « l’art des signes », disait Alain, et comme une grammaire de la vie intersubjective. L’intention n’y fait rien ; l’usage y est tout. On aurait tort d’en être dupe, mais plus encore de prétendre s’en passer. Ce n’est qu’un semblant de vertu, moralement sans valeur, socialement sans prix.
Dictionnaire philosophique
André Comte-Sponville
1654 définitions. 1120 pages. 29 €
© Éditions PUF, 2013