Cette chronique n’est pas politiquement correcte, même qu’elle pourrait me causer des pépins du côté des adorateurs de la loi Évin comme de celui des adorateurs du vin.
Vieillard indigne je donne le mauvais exemple à notre belle jeunesse, je la pervertis en lui proposant du Sang-gris une boisson de flibustiers.
« Le flibustier est un homme qui boit. Flacons, cruchons, tonneaux mis en perce sans tarder : rien ne paraît pouvoir éteindre le feu qui le dévore, feu des batailles, des canons tonnants, des villes incendiées, feu des piments jamais assez puissants, feu d’une vie consumée dans l’instant et qu’importe dès lors de quoi le futur sera fait ! Chaque instant de sa vie semble prétexte aux libations, orgies, fêtes extravagantes – comme si tout, doublons, pièces de huit, bijoux, lingots pris à l’Espagnol, devait se trouver au plus vite dépensé, brûlé, oublié… »
La nuit, jusqu’au bout de la nuit, les nouveaux apaches de Paris peuplent, dans les quartiers du Nord, la nuit les trottoirs pour boire au grand désespoir des riverains. En grappes, filles et garçons, tuent l’ennui de leur vie au pied du bar à mines, et qui osera leur jeter la première pierre ? La faute à qui ? Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! Roulez jeunesse ! Cachez-moi ce flacon que je ne saurais voir !
Hypocrisie de la bien-pensance...
L’acteur Jean-Luc Bideau dans sa préface du remarquable livre de Gabriel et Laurie Bender IVRESSE pose la bonne question :
«Pourquoi la fête a-t-elle besoin d’alcool ?
Pourquoi l’alcool a-t-il besoin de la fête ?
Quel rôle joue l’alcool dans la société ? D’où vient son importance dans les mœurs, dans nos vies, dans ma vie ? Pourquoi marquer les passages, les victoires et les réussites avec de l’alcool ?
Depuis l’industrialisation, la consommation de boissons alcoolisées est la cible de violentes controverses. Ces affrontements mettent en lumière les conceptions morales des protagonistes par rapport au fonctionnement de la société. Derrière les mots et les images de l’ivresse affleurent les représentations sociales et les fins économiques. »
Il met les points sur les I :
« Les discours répressifs expriment le plus souvent une tentative de civiliser les buveurs, de discipliner la grande masse des amateurs de bières industrielles, d’infâmes schnaps, de petits vins pépères ou de gros rouges qui tachent. L’histoire des mouvements de tempérance est relativement facile à raconter. Il est bien plus difficile en revanche de relier ces discours à la réalité quotidienne, d’en mesurer les conséquences au plan individuel. On sait que la consommation d’alcool a chuté d manière constante et régulière durant tout le XXe siècle. Mais que sait-on de l’ivresse ? Comment la mesurer, d’ailleurs ? Étalonner l’ivresse est une gageure ; boire est toujours un acte solitaire. Même dans l’instant convivial et amical du « boire ensemble », il y a asymétrie entre les partenaires. Ils ne partagent pas la même expérience gustative, ils n’ont pas les mêmes références, ils n’ont pas le même plaisir. Le plaisir de l’ivresse constitue un aspect essentiel de la consommation de boissons fermentées, en même temps que son élément subversif. La cuite qui insulte le moraliste, est un affront pour l’esthète qui nie son existence. La répression de l’ivresse est telle que ce plaisir ne se communique plus, ou alors très indirectement. Il se dérobe au parler officiel, fuit la lumière du jour. La cuite, depuis de nombreuses années, emprunte les voies souterraines. »
Revenons au Sang-Gris :
« Sang-gris ! n’est-ce pas un nom superbe pour une boisson de forbans forts en gueule ? Le père Labat nous en confie la recette en 1694 – et à le lire on comprend que ses amis coureurs des mers devaient en faire une consommation immodérée : « Les anglais [qui] ne sont pas plus délicats que les Espagnols […] ont inventé deux ou trois sortes de liqueurs dont l’usage et l’abus sont passées chez nos Français, toujours ardents imitateurs de ce qu’il y a de mauvais chez nos voisins. » Le sang-gris était « composé de vin de Madère que l’on met dans une jatte de cristal ou de faïence avec du sucre, du jus de citron, un peu de cannelle et de girofle en poudre, beaucoup de muscade, une croûte de pain rôtie et même un peu brûlée. Lorsqu’on juge que la liqueur a pris le goût des choses qu’on y a mises, on la passe dans un linge fin. Rien n’est plus agréable ; le goût de citron la fait paraître rafraîchissante, […] mais il est aisé de voir par ce qui entre dans sa composition qu’elle est très chaude et qu’elle donne aisément à la tête. »
La cuisine des flibustiers Mélani Le Bris libretto