Qu’il est doux d’avoir de bonnes amies qui vous prêtent des livres, Claire de la cantine d’altitude est de celles-ci. Avant même d'en avoir terminé la lecture, connaissant ma boulimie « Gutenbergienne », elle m’a confié « L’art de l’ivresse » poèmes chinois traduits et présentés par Hervé Collet et Cheng Wing Fun chez Albin Michel.
Ils écrivent dans leur préface « Pour le poète chinois de jadis, le vin est aussi important que l’encre ou le pinceau. L’ivresse qu’il procure permet de s’accorder au cours naturel des choses (tao), d’entrer en communion avec les circonstances, d’être en phase avec le flux de l’instant éternellement présent. « Hic et nunc », comme dit le latin avec un sens évident de l’onomatopée. On dit souvent que le vin que le vin permet d’oublier. Il permet en effet d’oublier le passé, l’avenir, et de se consacrer entièrement au présent, dans une merveilleuse contemplation du monde. »
C’est le père Rigaud qui va être content, il va peut-être porter l’affaire devant les tribunaux pour incitation à lever le coude. Je compte sur le Jacques Dupont pour plaider la défense de Liu Ling, l’un des 7 sages de la Forêt de bambous, cette joyeuse compagnie de lettrés excentriques d’inspiration taoïste. « Liu Ling reste à jamais gravé dans les mémoires comme le plus grand buveur de l’empire du Milieu. »
Dans les nouveaux Propos et anecdotes du siècle, un recueil du 5e siècle, on rapporte à son sujet : « Liu Ling s’abandonnait souvent au vin. Libre et exubérant il se déshabillait et se promenait nu dans sa maison. À ceux qui lui rendait visite et l’en blâmaient il répondait : « je prends ciel et terre pour maison et ma maison pour pantalon. Qu’avez-vous donc messieurs à entrer ainsi dans mon pantalon ? »
En buvant du vin
dans le jardin à l’est il y a un pin vert
quand la végétation est luxuriante, sa belle allure
est engloutie
mais lorsqu’il gèle, que tout le reste est flétri,
majestueusement apparaissent alors ses hautes branches
un pin au milieu de le forêt, personne
ne le remarque
tout seul, il inspire l’admiration
j’emporte une gourde de vin et l’accroche à
une branche froide
la vie s’écoule au milieu du rêve et de l’illusion
pourquoi rester prisonnier des filets du monde
de poussière ?
Devant le vin
du vin de raisin dans des coupes en or
une belle de Wu de quinze ans, sur un cheval
nain
ses sourcils peints d’indigo, ses bottes de brocart
rouge
elle trébuche sur les mots, mais espiègle chante au banquet raffiné, ivre elle se
serre contre moi
« derrière la tenture aux nénuphars, je ne saurais te résister »
Inscrit sur le kiosque montagnard de l’ermite Ch’ui (Chan Chi)
un sentier dans les pivoines, la mousse est rouge
vif
une fenêtre en montagne, emplie de bleu
émeraude
je t’envie, ivre au milieu des fleurs,
papillon voltigeant dans le rêve
Inscrit dans ma cave à vin
je suis comme une grue sauvage qui s’est échappée
de sa cage,
un frêle esquif dérivant au gré du vent
quand je me sens triste, je me rends dans un lieu
animé
j’ai installé mes vieux jours dans la tranquillité
mon corps, que pourrait-il demander de plus ?
le ciel est généreux envers le vieillard
le vieillard, qu’a-t-il donc fait pour mériter, ainsi,
que sa cave à vin ne soit jamais vide ?
Le banquet vient de se terminer
le petit banquet en quête de fraîcheur vient
de se terminer
traversant le pont en planches, je rentre
sous la lune
dans le pavillon, les orgues à bouche
et les chansons se sont tues
on descend les torches du belvédère
c’est la fin de la chaleur, les cigales semblent
pressées d’en finir
le nouvel automne ramène les oies sauvages
pour accueillir le sommeil naissant
avant de me coucher je bois une dernière coupe
Quémandant du vin (Yao He)
j’entends dire que tu as du bon vin
il serait avec moi en bonne compagnie
il doit déborder de la jarre, limpide
comme de l’eau de source,
et coller à la coupe, presque comme de l’huile
non seulement il doit guérir les anciennes
maladies,
mais aussi susciter de nouveaux poèmes
ce ventre rebondi, au bout du compte,
n’est rien d’autre qu’une jarre qui ne demande
qu’à être remplie
Au kiosque du sud (Chao Ku)
le kiosque, dissimulé au milieu d’une profusion
de fleurs, est désert
mélancolique, je réalise qu’il n’y a personne
avec qui partager l’ivresse
j’écoute se dissiper la cloche du crépuscule, seul,
assis
au bord de l’eau le vent printanier soulève les pans
et les manches de mon vêtement
Sur le fleuve, bloqué par le vent
crépuscule de printemps, l’eau et le ciel
sont sombres, le froid vif
une pluie fine, on ferme l’auvent et la lucarne
de la barque
j’entends quelqu’un dire que le vin du pêcheur
est juste mûr
le soir me ravit la tempête qui se lève
Invitation à boire (Li Ching-fang)
de celui qui n’est pas ivre devant les fleurs,
les fleurs doivent sans doute se moquer
seul m’inquiète la pluie qui ne cesse
de toute la nuit
un nouveau printemps est sur le point de passer
des affaires quotidiennes je ne vois pas le bout,
cet humble corps a ses limites
s’il n’y avait une coupe de vin,
comment se manifesterait ma nature véritable ?
Je viens de me réveiller (Yong Tao)
dans mon cœur la joie a momentanément
chassé la tristesse
ivre je m’allonge, le vent frais effleure la natte
d’automne en bambou
au milieu de la nuit je me réveille, dégrisé
du vin nouveau
un croissant de lune est arrivé jusqu’à
mon chevet
Laissant aller mon pinceau
l’hôte de la Pente de l’est, vieillard malade
et solitaire
barbe blanche clairsemée, pleine de givre
et de vent
mon fils, heureux de voir que mes joues
sont encore rouges, se trompe
je ris, il ignore que c’est le vin qui m’empourpre
Le petit kiosque sur le lac
les raisins commencent à s’empourprer, les kakis
deviennent rouges
accoudé à la balustrade du petit kiosque,
un vent de dix mille li
il n’est guère étonnant que depuis cette année
ma capacité en vin ait augmenté
ici je puis atteindre la grand vide
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