À qui veut bien s’en donner la peine, l’exploration du manger et du boire d’un pays – dans toutes ses acceptions –, le « dis-moi ce que tu manges, je dirai ce que tu es » de Brillat-Savarin, permet de mieux connaître ceux qui y vivent. En Corse, où la tradition dite gastronomique reste supplantée par la table paysanne, « au commencement, il y avait (sans doute) le lait et ses dérivés – brocciu, fromage et beurre... » Pour le touriste, hormis l’omniprésent brocciu, c’est la charcuterie, la châtaigne : avec la bière Pietra, et chaque jour qui passe le vin... qui symbolisent la particularité corse. Plus grand monde ne se souvient – en dehors des vieux – qu’u capone, les merles, « qui dans leur chair savoureuse, ont pris toutes les saveurs du maquis – les cédrats et les arbouses. » Curnonsky et Austin de Croze fut un plat de choix pour les Corses. « Les Corses, chiches de leur poudre, ne s’attachent qu’à prendre ou à chasser les seuls merles, qui sont en effet très estimés et d’un manger exquis. » Fernand Dupuy (1776).
La Corse, pays de contrastes violents, reste marquée par le « village », communauté repliée sur elle-même, âpre et peu souriante. Dans son Histoire de l’Isle Corse, au milieu du XVIIIe, Goury de Champgrand, dresse de la communauté paysanne un tableau peu amène : « Dans les campagnes, les maris ne mangent point avec leurs femmes ni leurs enfants ; ils dînent et soupent seuls à table avec un morceau de viande ou de lard, quelques légumes et du pain blanc lorsqu’ils sont en état d’en avoir ; la femme mange sur la porte de la maison ou en vaquant à ses fonctions ordinaires, du pain d’orge, de millet ou de châtaignes avec un morceau de fromage ou quelques oignons, gousse d’ail ou ciboules : il est rare de voir une femme de la campagne à table ni même assise quand elle prend ses repas. »
« Dans toute la France, il y a un proverbe qui dit « Faute de grives, on mange des merles » ; la Corse seule, après avoir lutté inutilement pour sa nationalité politique, a lutté avec plus de bonheur pour sa nationalité culinaire, et parmi nos départements, il est le seul qui continue à dire « quand on n’a pas de merles, on mange des grives ». C’est que les merles de Corse ont une saveur toute particulière qu’ils doivent aux baies de genévrier, de lierre, de myrte, de nerprun, aux graines de gui, aux fruits de l’alisier, de l’églantier.
Aussi la Corse ne se contente-t-elle pas de manger ses merles, elle en envoie à pleines terrines dans toutes les parties du monde ; il suffit pour les conserver de verser dans un vase de grès du saindoux fondu et de jeter dans ce saindoux des merles plumés dont ont a enlevé les gésiers ; le saindoux se prend sur eux, les enveloppe d’une couche de grasse que l’air essaie inutilement de percer, et qui les conserve pendant des années.
M. le cardinal Fesch donnait de fort bons dîners dont les merles de Corse faisaient le principal attrait gastronomiques.
Il est bon de tirer de cette graisse autant de merles qu’on en veut manger, de les passer à l’eau chaude pour leur enlever leur enduit huileux, après quoi on les assaisonne comme les ortolans, comme les becfigues, et enfin comme tous les petits pieds. Quant aux merles frais, ils subissent tous les modes de cuisson qui s’appliquent aux grives. »
Ainsi écrivait Alexandre Dumas père, au soir de sa vie, dans son Dictionnaire de cuisine publié en 1872, puis en 1882, et réédité en 1998. Toute ma science est tirée de l’excellent livre de Paul Silvani « Cuisine corse d’antan » chez Albania. Lire ses pages sur les merlaghi est pur délice. Si vous aimez la Corse achetez-le. Vous saurez tout, entre autres, tout sur l’azimu di meruli, littéralement la bouillabaisse de merles, et sur l’histoire des fameuses terrines truffées de Louis Guidon cuisinier-pâtissier rue Napoléon à Ajaccio qui la présentera, au milieu de 47 autres produits corses, à l’Exposition Universelle de Paris de 1855.
Il s’agissait d’une chasse au lacet qui déjà, entre les deux guerres, était de nature à émouvoir les bonnes âmes et elle fut interdite « sans pour autant empêcher l’activité des cappiaghjoli (les chasseurs de merles), des aubergistes et des fabricants de terrines. » C’est le Parlement européen qui en 1976 et 77 en interdit le commerce et, en 1985, la fabrication de terrines et de pâtés. Ainsi va la vie des hommes et des becfigues : les touristes se contenteront du pâté de sansonnet, autorisé lui, en laissant accroire qu’il fut aussi bon que celui de merle alors que le sansonnet n’est que le vulgaire étourneau.
Reste là-dessus à boire, soit pour oublier le temps des merlaghi, soit pour tout simplement accompagner le spuntinu – le casse-croûte – mais pour cela il vous faudra attendre ma prochaine chronique Ci voli in Corsica où je vous parlerai du vin Corse... à bientôt sur mes lignes...