La table italienne reste ma table de prédilection car la pasta y est un plat à part entière et non un simple accompagnement de la viande comme en France. Nous enfournâmes donc, face à face, une platée de spaghettis ruisselant d’une sauce tomate comme je n’en avais jamais encore mangé. Comme elle j’adoptais la position milanaise, penché sur l’assiette, et non la romaine où l’on enroule les spaghettis sur sa fourchette à l’aide d’une cuillère. Efficace mais redoutable pour la chemise qui, si l’on n’y prend garde, se voit constellée d’une myriade de taches rouges. Pour prévenir le désastre j’avais consciencieusement étalé une grande serviette sur ma poitrine. Ça avait fait beaucoup rire Lucia. Pour faire l’intéressant je lui avais dit « C’est la posture des radicaux cassoulets ! » Face à l’incompréhension de Lucia je m’étais lancé dans une longue explication besogneuse où mes lacunes de vocabulaire s’étalèrent au grand jour. Pour compenser je m’essayai, avec un certain succès, au parlé avec les mains et je savourais avec délice la prononciation chantante de notre cassoulet par une Lucia qui, elle, bien mieux que moi parlait avec les mains. Nous bûmes sec. Au café, un peu pompettes mais sans débordements, Lucia en me servant un café, comme seul les italiens savent en faire, me déclarait avec une pointe d’angoisse et en français « tu sais Jacques, ils ne sont pas très marrants nos petits camarades. Si tu le veux bien, nous nous... comment dire... nous nous réserverons des moments à nous, rien que pour rire... eux ils ne savent pas rire... c’est petit-bourgeois de rire... leur sérieux est pesant... mortel... et moi je n’ai pas envie de mourir... tu comprends ! » Ce fut notre pacte. Mon oxygène dans un climat qui ne fit que s’alourdir. En la présence de nos colocataires ou des camarades de passage, Lucia et moi adoptions ce que nous appelions notre position de survie : elle faisait la cuisine et moi le service. Distance que ne saisissaient pas nos révolutionnaires qui, en dépit de leurs beaux discours sur la lutte des classes, s’accommodaient fort bien, de retour à la maison, d’être servis.
Au soir de cette première journée de contact avec la lutte des masses mes camarades m’entraînèrent à une réunion au siège de Lotta Continua d’Arèse pour faire justement le bilan de cette journée. Le local n’était pas un trou à rats humide et puant, comme je le constatai par la suite, mais un premier étage propre et bien éclairé. Ce fut le petit Sarde volubile de l’atelier de Peinture qui entra de suite dans le vif du sujet et, si je puis dire, passa une nouvelle couche des exploits des 8 fouteurs de merde. « On a maintenant une carrosserie à vaporiser toutes les 8 minutes. C’est dingue dès qu’une est terminée l’autre se pointe et on a même plus le temps d’aller pisser. Dans les cabines on ne respire plus parce qu’il y flotte toujours un peu de gaz. Nous voulons 4 personnes de plus pour qu’un groupe de quatre se repose deux fois plus qu’avant. C’est ça ou plus une bagnole ne sort de chez Alfa ! » Suivirent une flopée de situations similaires qui confortaient le groupe dans sa volonté d’en découdre mais les dirigeants de LC plaidaient pour que ça ne parte pas dans tous les sens et que la direction en tire profit pour monter les ouvriers les uns contre les autres en bouclant l’usine. Pour eux il fallait échelonner la grève pour priver la direction de l’argument du manque de pièces. Je pourrais leur faire remarquer qu’en France ce type d’arrêt de travail se nomme grève tournante mais je m’abstiens d’intervenir car je n’ai nulle envie de jouer au professeur. Le petit Sarde se la joue pessimiste : l’exécutif du comité syndical et la direction ont une rencontre informelle demain après-midi et il déclare qu’il est sûr qu’ils se préparent à tout brader. Radical mais sans pour autant pousser le bouchon trop loin. Lucia comme moi ne dit mot.
La salle est maintenant pleine comme un œuf et les ouvriers de Lotta Continua insistent pour que l’assemblée aborde la question du « pillage » du supermarché. Ça leur tient à cœur et je sens que mes « amis » autonomes eux n’ont guère envie de la voir remise sur le tapis. Pourtant Vittorio, le beau barbu, s’impose « avec vous les autonomes c’est toujours le même bordel. On ne peut jamais vous faire confiance vous nous mettez en permanence devant le fait accompli. C’est intolérable et ça nuit gravement à notre crédibilité... » Je ne pouvais m’empêcher de penser à Benny Levy qui lui aurait dit, de son ton péremptoire « à notre crédibilité auprès des larges masses. » La différence entre la France et l’Italie c’est que manifestement dans les usines milanaises les larges masses étaient bien au cœur des mouvements mais en opposition frontale. D’un côté la mouvance PCI et FIOM, de l’autre la kyrielle de mouvements d’ultra-gauche et une FIM assez flottante. Vittorio, sûr de sa capacité à dominer les autres leaders, tapait fort « Pour nous l’expropriation collective au supermarché est une grave erreur, pas en soi, mais tactiquement. Nous avons déjà à gérer le conflit de l’atelier Peinture face au syndicat et à la direction, nous mettre en plus cette action sur les bras nous expose aux attaques du PCI. Votre extrémisme ne mène à rien de concret. Vous êtes des chiens fous incontrôlés et incontrôlables. Nous devons tenir compte des équilibres très délicats au sein de la mouvance syndicale. La FIM ne nous suit pas sûr le terrain de « l’expropriation collective ».