Ici « naturistes » s’entend au sens de ceux qui s’approprient en notre beau pays de vignes, à mon sens indument, l’état de nature. En effet, le terroir est, par essence, l’état d’une nature domestiquée par la main de l’Homme, une construction de l’homme. Et, comme toute construction humaine l’impact sur l’état de nature le transforme, le modèle, le domestique et donc ce qui est en jeu dans le débat actuel c’est bien sûr l’intensité de cet impact et non un impossible retour vers l’état de nature qui est bien évidemment une illusion. Pour illustrer mon propos j’ai choisi l’Écosse au travers d’un beau petit livre de Kenneth White « Écosse le pays derrière les noms » chez Terre de Brume.
Kenneth White, Écossais d’origine, Français d’adoption, a développé dans son œuvre le concept de géopoétique. Dans « Écosse le pays derrière les noms » il s’introduit au cœur d’une culture, ouvre un espace où « l’existence se refonde et où l’esprit respire. » Nous qui nous gargarisons avec la diversité de nos terroirs, la multiplicité de nos belles Appellations d’Origine Contrôlée, sans pour autant être en capacité d’aller explorer ces pays au-delà des noms, de relier par le langage les origines physiques de nos sols aux racines des hommes qui les ont défrichés, labourés, cultivés... Seul peut-être un André Valadier à Laguiole, homme de sa terre d’Aubrac, de ses burons, de l’aligot mais aussi de la relecture de la tradition dans sa coopérative Jeune Montagne, a su inscrire dans les mots ce fameux « lien au terroir » que certains minoritaires voudraient approfondir alors que d’autres, majoritaires, n’ont de cesse de diluer dans une normalisation réductrice.
Dernier point à souligner avant votre lecture : la vieille détestation de l’Angleterre par les Écossais trouve dans cet extrait une expression géologique des plus pertinentes. Je pense que David en appréciera tout le sel...
« La géologie du territoire est extrêmement complexe.
Parlant des grands mouvements de l’écorce terrestre, Marcel Bertrand, professeur à l’écorce terrestre, Marcel Bertrand, professeur à l’École des mines de Paris, écrivait dans la Revue générale des sciences pures et appliquées (Paris, 1892) : « La chaîne calédonienne est une des plus anciennes, sinon la plus ancienne que nous puissions reconstituer. On se trouve là en face de mouvements qui datent du début des temps primaires. » Et, après avoir évoqué à la fin de son essai des problèmes de métamorphisme, il conclut : « Tous les géologues qui s’occupent de ces questions devraient faire un pèlerinage à la côte d’Écosse. » Quelque huit décennies plus tard, dans ses Recherches de géomorphologie en Écosse du Nord-Ouest (Strasbourg, 1965), un énorme volume de sept cents pages, fruit d’années d’investigations tectoniques, lithologiques et pétrographiques. Alain Godard lui fait écho : « Je ne soupçonnais guère toute la richesse des combinaisons morphostructurales que pouvait receler le socle de l’Écosse du Nord. »
Il y a cinq cents millions d’années (pour les roches les plus anciennes, il faudrait remonter à trois mille millions d’années, mais soyons raisonnables), l’Écosse se situait au bord d’un continent qui reliait la Scandinavie, le Groënland et l’Amérique du Nord. Il y a quatre cent cinquante millions d’années (c’est l’étude des fossiles qui l’indique), le pays se trouvait au sud de l’Équateur, séparé de l’Angleterre (ah, époque bénie !) par une énorme étendue d’eau. Puis, il y a environ soixante millions d’années, l’Atlantique s’élargissant, l’Écosse s’installa dans la situation actuelle, mais sans oublier ses grands contacts.
Après tous ces chiffres qui, tout en donnant un peu le vertige, permettent de relativiser les choses et de rendre compte des immenses mouvements de la planète, regardons le sol de plus près.
Dans le Nord-Ouest, la terre est composée de vieux gneiss lewisien, émergé des grandes profondeurs de la planète, qui, dans les Hébrides Extérieures, donne ce paysage de rocher gris usé par la glace où terre et eau se confondent. Ailleurs, le gneiss originel est couvert d’une épaisse couche de grès rouge, résidu des systèmes fluviaux de l’ancien continent hyperboréen, du grès que la glace, encore une fois (la dernière période de glaciation date de dix mille ans), a érodé pour créer des formes fantastiques, laissant paraître parfois, sur le sommet des monts, un dôme de gneiss étincelant. Plus au centre, c’est le pays des roches ignées, métamorphiques – schiste, quartz, granite – plissées et replissées, comme sur le plateau du Cairngorm (« la roche bleue »). Au sud, c’est le charbon, né de l’époque où cette partie de l’Écosse ressemblait aux marécages de Floride. Et partout, des flots de lave figés.
Étant donné toute cette variété de forces et de formes, toutes ces variations sur un fond archaïque toujours présent, on ne s’étonnera guère de constater que « le père de la géologie moderne », dont la Théorie de la Terre parut à Édimbourg en 1788, fut un Écossais, James Hutton, que nous retrouverons tout à l’heure sous la pluie de l’île d’Arran.
Le climat est tributaire des perturbations atlantiques. Comme le dit Godard : « Plus que n’importe quelle autre région de l’Europe occidentale, plus que l’Irlande même, l’Écosse septentrionale est baignée par le flux zonal d’ouest. » La masse d’air polaire maritime, le vent né des grandes dépressions atlantiques, donne un ciel changeant, avec de fréquentes précipitations – c’est-à-dire, des symphonies en gris et noir, interrompues par des lumières étranges et parfois des clartés extraordinaires.
Malgré les menaces qui pèsent sur elle comme sur tout autre territoire de la planète à une époque adonnée aux projets à court terme et à une absence de vision comme de toute culture profonde, malgré les grandes transformations qu’a pu subir le paysage dans le passé, l’Écosse reste une des régions d’Europe le moins marqué par la présence humaine, avec de grandes étendues ouvertes de lande et de montagne, quantité de rivières aux eaux claires, et de côtes que fréquente une multitude d’oiseaux : oies descendues en hiver du Spitzberg, fous de Bassan sur cette masse volcanique blanche de fientes d’oiseaux qu’est le Bass Rock. Ajoutons à tout cela, dans cet aperçu préliminaire, des pins aux troncs couleur de vieux bronze tordus par le vent, des bouleaux au feuillage vert-pâle, le mauve des bruyères, le rouge des sorbiers, le blanc étincelant en hiver du lièvre des montagnes.
« Alba conahingantaib » - « Alba et ses merveilles » dit un vieux poème.
Les premiers habitants humains, des chasseurs cueilleurs, arrivèrent il y a peut-être quatorze mille ans. Ensuite sont venus les gens de l’âge de pierre. Les premiers Celtes (brythoniques), porteurs d’une poésie cosmologique, débarquent vers le premier siècle de notre ère. En ces temps-là les Pictes, obsédés de symboles, rôdent aussi dans les parages ; Au Ve siècle, venus d’Irlande, les Celtes scotiques (gaéliques), violents et visionnaires, abordent en Argyll, à l’ouest. Trois siècles plus tard, les Vikings, taciturnes, sévères, extravagants, commencent leurs descentes draconiennes, et se mêlent aux autres populations.
Avant d’explorer plus avant le plan humain et culturel, un dernier détail géologique. Soulagée du poids de la glace à la fin de la dernière époque glaciaire, il y a dix mille ans, la terre écossaise commença à se soulever. Ce phénomène continue de nos jours. L’ouest de l’Écosse se lève à la vitesse, considérable étant donné la masse en jeu, de deux millimètres par an. Pendant ce temps, l’Angleterre s’affaisse. Il y a de l’espoir dans l’air. »