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1 mai 2016 7 01 /05 /mai /2016 06:00
Dans ses vœux du 31 décembre 68 De Gaulle exhortait les Français : « Portons donc en terre les diables qui nous ont tourmentés pendant l'année qui s'achève ».

Mai, le printemps de la parole, des discours enflammés, des rêves fous, des slogans libertaires, des affiches provocatrices, se figeait dans le plomb groupusculaire. La masse des insurgés, les joyeux dépaveurs casqués, bien vaccinés contre la dictature des encartés, des porteurs de certitude, fondait sous le soleil des plages aux côtés des Français de la France profonde qui se remettaient de leur grande trouille. Même les évènements de Prague, le cliquetis des chenilles des chars des pays frères, ne les avaient pas tirés de leur léthargie bronzifaire.

 

Tout ce qui suit sont des extraits de mon roman du dimanche inspiré du livre de Robert Linhart L’Établi aux éditions de Minuit.

 

L’établi désignait les quelques centaines de militants intellectuels qui s’embauchaient, « s’établissaient » dans les usines.

 

Linhart passera une année comme OS2 dans l’usine Citroën de la porte de Choisy.

 

Dès son premier jour il écrit « la chaîne ne correspond pas à l’image que je m’en étais faite. » Loin des cadences infernales il ressent une sorte de monotonie résignée, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d’éclairs, cycliquement répétés mais réguliers. La routine, l’anesthésie…

 

Ce qui le frappe c’est que tout est gris « les murs de l’atelier, les carcasses métalliques des 2 CV, les combinaisons et les vêtements de travail des ouvriers. Leur visage même paraît gris, comme s’il était inscrit sur leurs traits le reflet blafard des carrosseries qui défilent devant eux. »

 

Il s’embauche à un « moment favorable : en ce début septembre 1968, Citroën dévore de la main-d’œuvre […] Citroën travaille dans l’instable : vite entré, vite sorti. Drée moyenne d’un ouvrier chez Citroën : 1 an. »

 

Donc ce qui suit n’est, bien sûr, que roman mais la fiction est le plus souvent la réalité revisitée…

 

Ceux qui restaient, le noyau dur des militants professionnels absorbés par leurs psychodrames internes, s'enfouissaient afin de préparer leur longue marche. L'ordre régnait à nouveau, pesant. La Vermeersch démissionnait du Comité Central du PC pour protester contre les réserves émises, par ce brave plouc de Waldeck Rochet, au coup de force de Prague ; une stal de moins mais déjà la trogne noiraude de l'immonde Marchais pointait son groin dans le paysage dévasté de la gauche française. Féroces, les irréductibles jetaient le « caïman » de la rue d'Ulm aux chiens : « Althusser à rien ! » « Althusser pas le peuple ! ». De Gaulle exhortait les Français : « Portons donc en terre les diables qui nous ont tourmentés pendant l'année qui s'achève ». Les socialos cliniquement morts, les PSU en voie de fractionnement nucléaire, les Troskos pathologiquement sectaires, les révisos marxistes-léninistes hachés menus et en décomposition avancée, laissaient le champ libre aux purs révolutionnaires

 

Cette période, post 68, est étrange, en Italie on baptisera ces années : de plomb. Les attentats aveugles, la gare de Milan, le cadavre d'Aldo Moro, les brigades rouges et la loge P2. Ici, hors les folies d'Action Directe, Rouillan et Ménigon, l'assassinat de Georges Besse, on occulte ce temps comme s'il était impénétrable. C'est du dedans que vous allez y pénétrer.

 

 

Le 4 septembre 1969, c’était un jeudi, et c’était mon quatrième jour chez Citroën à l’usine du quai Michelet à Levallois-Perret, celle où l’on fabriquait la « deuche » la chouchoute des futurs babas cools. Pour moi c’était, tout, sauf cool, mais la galère. Mon boulot, boucheur de trou sur la chaîne de montage de la « caisse », consistait à charroyer entre l’atelier de soudure et celui d’emboutissage des structures métalliques pour pallier les anomalies constatées sur certaines caisses et éviter un trou dans l’assemblage. Entre les deux ateliers, cent mètres où je devais pousser, courbé, arc-bouté, une sorte de fardier, dont les toutes petites roues collaient au goudron, rempli de carcasses en tôle tout juste sorti des presses. J’en chiais, ça me sciait les reins et, comme ce sadique de contremaître, lorsque je lui avais demandé poliment des gants, m’avait ri au nez en me balançant goguenard « tu te démerdes y’en a pas… » - y’avais jamais rien dans cette boîte de merde c’était comme ça chez Citroën le royaume du bout de ficelle – je me faisais bouffer les mains par le nu tout juste refroidi de la tôle et cisailler les doigts par tous les angles de ces putains de pièces. Les nervis, la couche de brutes épaisses qui évitait à la caste des ingénieurs géniaux – les pères de la DS – de se préoccuper de la lie des OS, m’avait classé dans la catégorie « intellos », tous ces branleurs qui venaient les faire chier et foutre le bordel en s’immergeant dans la classe ouvrière, ici fortement représentée par les «bicots» et les «crouilles» ex-fellaghas coupeurs de couilles des braves défenseurs de l’Algérie Française. La manœuvre des « génies » de la place Beauvau fonctionnait à merveille : j’allais plaire aux illuminés de la Gauche Prolétarienne.

 

Quand je m’étais pointé le premier jour aux bureaux du quai de Javel, pleins de cols blancs et de petits culs frais de dactylos arpentant les couloirs, après les formalités d’usage, paperasses diverses, on m’avait dirigé vers le bureau du responsable du pointage où officiait, derrière un petit bureau métallique, un grand mec au crâne rasé qu’avait une gueule de juteux de l’armée, et qui s’avéra par la suite être un ancien sous-off qu’avait fait l’Indochine et l’Algérie, plus caricatural que nature, raide et con à la fois. Manifestement ma gueule lui déplaisait et, pour me faire chier, il m’avait collé dans l’équipe de nuit : j’embauchais à neuf heures du soir et je finissais à cinq heures du mat.

 

À l’usine de Levallois, mon premier contact avec le noyau dur des syndiqués, je l’avais eu avec les vendeurs du journal « l’Étincelle », des trotskystes marginaux, avec qui j’entamais des discussions animées dans les cafés environnant. C’étaient de braves mecs, englués dans leurs querelles intestines, en butte avec les membres du « parti ouvrier stalinien » qui tenaient, au travers de la cellule du PCF, les adhérents de la CGT de l’usine. Leur feuille de choux avait un certain succès auprès des ouvriers ce qui emmerdait les plus sectaires des communistes. Ils la bricolaient avec les moyens du bord, achetaient les stencils, le papier et l’encre, et avec le pognon récolté lors de l’organisation d’une tombola, qui eut un franc succès, ils purent acquérir la bécane pour tirer leur bulletin. De cette tombola, ils aimaient raconter l’anecdote des lots. Ceux-ci avaient été fournis par des copains du PSU : du vin, des conserves mais aussi des livres. Certains ouvriers, qui ne lisaient guère, leur dirent que c’était une bonne idée de placer des livres dans les lots, alors que les paniers garnis du PCF, eux, ne contenaient que de la bouffe. Lors du tirage de la tombola, autour d’un verre, les oreilles des alignés sur Moscou sifflèrent ce qui, bien sûr, mis un peu plus d’huile dans les rapports cordiaux entre la maigre poignée de militants syndicaux de l’usine.

 

Moi, ce que j’aimais par-dessus tout c’était d’entendre les histoires des anciens. Lucien, un vieux tourneur, racontait qu’à la Libération, le Parti Communiste était si puissant qu’il lui suffisait de convoquer une réunion de section pour que l’usine s’arrête. Mais, comme c’était, avec Marcel Paul Ministre de la Production Industrielle, l’époque du « produire d’abord ! » et que « la grève était l’arme des trusts », l’heure n’était pas aux débrayages, pire lorsque le directeur organisait une réunion à la cantine pour demander : « Mes amis, il serait bon qu’on puisse produire 17 tours le mois prochain ! » le responsable syndical prenait alors la parole pour surenchérir : « Camarades, nous pouvons en sortir 20 ! ». Et Lucien d’ajouter, en se marrant, « et, bien sûr, on les sortait ces putains de tours. Pour la France… ».

 

[…]

 

À la reprise du lundi, Nez de bœuf, un ancien flic pote du sinistre commissaire Dides, dont le seul boulot consistait à foutre son tarin – d’où son sobriquet – dans nos petites affaires : la perruque*, la fauche et, bien sûr, le boulot syndical, donc à nous pourrir la vie, me chopait juste avant la grille d’entrée. Tout dans ce type suintait la vérole. Ce matin-là il arborait la tenue du parfait gestapiste : long manteau de cuir ceinturé qui lui battait les mollets et dont le col était relevé, galure de feutre noir incliné et rabattu sur son regard de faux-derche, cigarette américaine collée au coin de ses lèvres épaisses, gants fins et des écrases-merde à bout ferré et à semelles renforcées de plaques d’acier. Sa voix de fausset et son tortillement de cul à peine perceptible lorsqu’il parlait, juraient avec ses airs de stümbahnfhurer. Quand il posa sa main gantée sur mon bras je la repoussai avec énergie : « Ils ferment dans une minute, je n’ai pas envie de me faire sucrer un quart d’heure de salaire… » Nez de bœuf éclata d’un petit rire grasseyant qui agita sa cigarette dont le bout incandescent rougeoyait dans la nuit. « Tu te fous de ma gueule l’intello, ces pieds plats : je claque des doigts et ils me taillent une pipe, alors tu t’arrêtes et tu m’écoutes… »

 

 

Lorsque l’ingénieur en blouse grise jeta sans même me prêter attention : « Mettez-le au 86 ! », si j’avais su ce qui m’attendait, mon moral en aurait pris un sale coup. Bien sûr, je voyais, derrière ce changement d’affectation, la main de Nez de bœuf et je m’attendais au pire. Ce ne fut pas le pire mais l’horreur. Le 86 c’était l’atelier de soudure. En apparence, le boulot qu’on me demandait me parut simple lorsque j’observai l’ouvrier qui me montrait le geste : poser un point de soudure à l’étain d’un mouvement de chalumeau. L’atmosphère de l'atelier saturé d’une odeur âpre de ferraille et de brûlé, le rougeoiement des étincelles jetant sur les murs gris des flammèches infernales qui donnaient à la cohorte des soudeurs, aux yeux masqués par de grosses lunettes noires, courbés sur leur tâche, des airs de hannetons aveugles s'agitant en enfer ; un enfer bombardé d'une avalanche de bruits assourdissant. Très vite je m’aperçus que je ne parvenais ni à acquérir le coup de main, ni à coordonner mes mouvements avec ceux de la chaîne. Celle-ci avançait, calmement, inexorablement et je n’arrivais pas à suivre : toujours un temps de retard. Je cafouillais. Mélangeais les procédures. Mes mains et ma tête ne connectaient plus. J’avais envie de chialer.

 

À la pause je m’apprêtais à me tirer lorsque je croisai le regard d’un type qui semblait encore plus désemparé que moi. Les humains sont de drôles de petites bêtes : le malheur de leurs semblables exerce sur eux à la fois de la fascination et une forme d’attraction irrépressible. Certains s’en gavent sans retenue comme des charognards, d’autres s’apitoient, d’autres encore compatissent, mais très peu se mettent en position de comprendre. Et pourtant, non que je fusse touché par la grâce, face à ce pauvre bougre, je puisai la force de rester en poste. Je découvrais un frère de chaîne. À nous deux, je le sentais, nous formions l’embryon d’un étrange noyau assemblant les fêlés qui étaient ici par choix. Robert, puisqu’il se présenta ainsi lorsque je lui tendis la main et qu’il s’y accrocha comme à une bouée, expiait. Dans son regard de pauvre hère, tout le malheur de l’intellectuel qui a failli et qui vient se plonger, se ressourcer, dans le bain purificateur des prolétaires. Il s’en défendait : bien sûr que non sa plongée en usine n’était pas destinée à le nettoyer des souillures de sa classe. L’embauche prenait son sens dans un travail politique aux côtés des si fameuses, et si insaisissables «larges masses ». Le problème c’est que la chaîne, n’avait rien à voir avec le ballet de Charlot dans les Temps Modernes, elle avançait avec lenteur mais sans cesse, sans aucun temps mort, tel un sablier inexorable. Il fallait pisser, chier, se moucher, se gratter, aux temps morts chronométrés. Alors, les belles paroles lancées dans un bistro du Quartier Latin sur la nécessaire implantation au cœur de la classe ouvrière se dissolvaient dans la fatigue de bête de somme et l’évanescence de la dite classe que ce pauvre Robert cherchait en vain.

 

* la perruque : emprunter du matériel pour faire des travaux personnel.

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commentaires

P
Et je me souviens qu'il y avait des intellectuels ( sociologues ?) qui avançaient que l'aliénation de l'OS (!) présentait son avantage à savoir que sortie de l'usine il était " libre dans sa tête " jusqu'au lendemain ou la fin du ouiken. Ce qui n'était pas l'apanage d'autre professions qui trimbalaient leurs soucis professionnels jours et nuits. C'est sans doute cette pause dans l'aliénation qui est à l'origine de l'espérance de vie inférieure aux autres classes sociales que l'on observe chez " ces gens là " !
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