Avec horreur je découvre la gelée noire, de mon enfance je me souvenais de la gelée blanche qui, au cours de la nuit, alors que la température s'abaisse plus ou moins régulièrement, en moyenne de un degré par heure, survient au passage à 0°C, dit « température du point de rosée », sous forme de rosée prise en glace. Avec la gelée noire c’est brutal, la température peut s'abaisser de plusieurs degrés en quelques minutes par la convection d'une masse d'air froid à température négative.
« Les gelées noires sont causées par un refroidissement de l'atmosphère au réveil de la végétation » (Brunet, Matériel. vinicole, 1925, p. 202.
Beaucoup de mes amis de la vigne sont de nouveau à la peine mes mots de réconfort sont bien petits.
Le tohu-bohu des politiques m’apparaît encore plus vain.
Dans ces circonstances je fais le hérisson, en boule et qui s’y frotte si pique. Pas bon à prendre avec des pincettes, dans ma bulle je lis.
D’abord je relis Bove, le minimaliste. Je suis bovien.
Le plus beau texte de Bove, pour moi, est la nouvelle Bécon-les-Bruyères dont je possède l'édition originale.
« De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères. Ceux qui ne sont pas morts, des personnages officiels qui, en 181, inaugurèrent la gare et des premiers joueurs de foot-ball dont les culottes courtes tombaient jusqu’aux genoux, se rappellent peut-être les terrains incultes où elles poussaient, les quelques cheminées d’usines perdues au milieu d’espaces libres, et les baraques de planches qui n’avaient pas encore les inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournant aujourd’hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux et les lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bien qu’ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites, Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal, comme le boute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux. Les témoins de son passé la gênent. Aussi les accueille-t-elle avec froideur, dans une gare semblable aux autres gares.
[…]
« Bécon-les-Bruyères existe à peine. La gare qui porte pourtant son nom printanier prévient le voyageur, dès le quai, qu’en sortant à droite il se trouvera côté-Asnières, à gauche, côté-Courbevoie. »
[…]
« En écrivant, je ne peux m’empêcher de songer à ce village encore plus irréel que Bécon, dont le nom teinté de vulgarité est frère de celui-ci, à ce village qui a été le sujet de tant de plaisanteries si peu drôles qu’il est un peu désagréable de le citer, à Fouilly-les-Oies. Pendant vingt ans, il n’est pas un des conscrits des cinq plus grandes villes de France qui n’ait prononcé ce nom. Ainsi que les mots rapportés de la guerre, il a été répété par les femmes et les parents. Mais il n’évoque déjà plus le fouillis et les oies d’un hameau perdu. Le même oubli est tombé sur lui, qui n’existe pas que sur Bécon. Car Bécon-les-Bruyères, comme Montélimar et Carpentras ont failli le faire, a connu la célébrité d’un mot d’esprit. Il fut un temps où les collégiens, les commis voyageurs, les gendarmes et les étrangers, comparaient tous les villages incommodes et malpropres à Bécon. C'était le temps où les grandes personnes savaient, elles aussi, combien de millions d'habitants avaient les capitales et la Russie ; le temps paisible où les statistiques allaient en montant, où l'on s'intéressait à la façon dont chaque peuple exécutait ses condamnés à mort, où la géographie avait pris une importance telle que, dans les atlas, chaque pays avait une carte différente pour ses villes, pour ses cours d'eau, pour ses montagnes, pour ses produits, pour ses races, pour ses départements, où seul l'almanach suisse Pestalozzi citait avec exactitude la progression des exportations, le chiffre de la population de son pays fier de l'altitude de ses montagnes et confiant à la pensée qu'elles seraient toujours les plus hautes d'Europe. Les enfants s'imaginaient qu'un jour les campagnes n'existeraient plus à cause de l'extension des villes. »
Les amateurs de Bove se recrutent dans un éventail assez large pour preuve cette lettre adressée au surréaliste Philippe Soupault :
Cher Monsieur,
J'espère que vous ne m'en voudrez pas de l'indiscrétion qui consiste à vous écrire sans vous connaître et qui est d'autant plus coupable qu'il s'agit de renseignements à vous demander. J'ai été intéressé récemment par la lecture de l'oeuvre d'Emmanuel Bove, qui a aujourd'hui complètement disparu, non seulement de la devanture mais de l'arrière-fond des librairies. J'imagine que vous avez eu l'occasion de le rencontrer, puisque l'essentiel de son oeuvre se situe à une époque où vous animiez les mouvements littéraires contemporains. Ce serait pour moi un grand privilège si vous pouviez me donner quelques renseignements à son endroit. Qui était-il ? Quelle était sa manière d'être ? Quelles traces a-t-il laissées ? J'ai appris que madame Bove vivait encore à l'heure actuelle. Avez-vous eu l'occasion de savoir où on peut la joindre ? Vous serez surpris de cette curiosité qui n'entre pas dans l'exercice normal de mes fonctions, mais s'il est interdit au ministre des Finances d'avoir un coeur, du moins selon la réputation, il ne lui est pas interdit de s'intéresser à la littérature.
Valéry Giscard d'Estaing en 1972
Bove encore :
« Dans le calme de la matinée, on n’imagine aucune femme encore couchée avec son amant, aucun collectionneur comptant ses timbres, aucune maîtresse de maison préparant une réception, aucune amoureuse faisant sa toilette, aucun pauvre recevant une lettre lui annonçant sa fortune. Les moments heureux de la vie sont absents. »
Et puis je me replonge dans mon monstre américain, La femme qui avait perdu son âme. Bob Shacochis, 789 pages, typographie serrée, une difficile immersion dans le marigot des agences et officines US en Haïti. Tordu, les méandres de l’impérialisme américain, le brave manipulé, la fille du sous-Secrétaire, je m’accroche. Il y a même une pincée de sexe. C’est bien fabriqué, trop…
« Mais il aurait dû se douter que ça n’était pas terminé, que Jackie avait le chic pour refaire surface. Un peu avant l’aube, elle essaya de glisser son corps nu et moite sur l’étroit matelas, près du sien, également nu et couvert de sueur et il fit le mort – il n’y avait pas de place pour elle dans ce lit, de toute façon – et avant même qu’il ait pu s’en rendre compte, elle était à genoux au-dessus de lui, à califourchon sur ses hanches, et elle se mit à tirer sur son pénis obtenant une érection docile et automatique, et il grogna contre sa présence, s’étonnant lui-même par la spontanéité de son rejet. Mais qu’est-ce-que vous fichez là. Laissez-moi, et elle répondit, Oh allez Burnette, baisez-moi, qu’on ait cette histoire de sexe derrière nous, d’accord. Faites-le. Sa bite était raide comme le mât d’un drapeau, bien droite dans la main de Jacquie et aille commença à s’abaisser sur lui, mais il la repoussa sur le côté, contre le mur et il roula sur lui-même pour sortir du lit, avançant à quatre pattes pour trouver son sac de couchage et son matelas mousse, une sensation de malaise lui nouant l’estomac d’un spasme nauséeux. Il passa le reste de la nuit-là, sur le sol, avec l’impression d’être une boulette cuite à la vapeur, la chaleur trop lourde, l’air trop confiné, le sac remonté jusque sur le visage, écoutant la respiration sifflante et les ronflements assourdis de Jackie, allongée sur le lit, au-dessus de lui, et qui s’était rendormie quelques minutes à peine après leur non-accouplement, qu’il ne serait jamais capable de s’expliquer, faute de véritable principe pouvant justifier cette soudaine attitude pudibonde et lâche. »
Je ne sors de ma bogue qu’à la nuit tombée, ma chérie après sa journée de labeur trouve encore une ardente énergie pour m’organiser des dîners. Elle adore ! Je jette mes derniers feux pour lui plaire…
Par bonheur il y a Macron, la Nuit debout, oh ! hé la gauche, et bien sûr notre cher Président…
Un peu d’huile sur le feu ne nuit jamais pour animer une conversation languissante :
Mardi 19 avril. L’ancien ministre des Finances grec Yanis Varoufakis affirme dans l’Opinion que «François Hollande mérite un zéro pointé», et loue au contraire Emmanuel Macron, qu’il «aime beaucoup personnellement». «Nous avons travaillé ensemble, c’était le seul ministre français qui semblait comprendre ce qui était en jeu au sein de la zone euro […] Nous partageons la même vision des profonds défauts de la zone euro, de la différence entre productivité et compétitivité», poursuit Varoufakis, ovationné un peu plus tôt à Nuit debout.
Plus sérieusement, Jacques Julliard, le survivant de la Deuxième Gauche égaré à Marianne délivre un texte sur lequel on se doit de méditer :
La faute à Hollande
« De Dunkerque à Perpignan, de Neuilly à la place de la République, de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon, ce n'est qu'un cri : la France est mal gouvernée ! Et à cause de ce malgoverno, comme disent les Italiens, nous sommes très malheureux !
Ce long gémissement qui parcourt comme un frisson la France entière est en train de devenir, dans un pays qui chaque jour part en sucette, la dernière forme du lien social : c'est lui, et lui seul, qui réunit les paysans et les fonctionnaires, les professeurs et les parents d'élèves, les juges et les avocats, les notaires et les descendants d'esclaves, les motards et les intellectuels. Je ne vois guère que les ouvriers, manœuvres, OS, comme on disait jadis, à ne pas se plaindre quotidiennement de leur sort. Il faut croire que l'on a fait beaucoup, beaucoup pour eux, plus en tout cas que pour ces tristes patrons, plus que pour ces malheureux banquiers qui sont au premier rang des éplorés dans cette vallée de larmes...
Quand la France de la "diversité" (pour ça, oui) se refait un semblant d'unité sur le dos de son président, quand les chiffres publiés dans les médias ressemblent plus à un lynchage qu'à un sondage, il faut s'interroger : en piétinant Hollande, qu'est-ce donc au-delà de Hollande que les Français sont en train de se cacher à eux-mêmes ?
Quoi ! L'Ancien Régime a trouvé des défenseurs sous la Révolution, et la Révolution sous la Restauration ; la République a fait de même sous la monarchie et la monarchie sous la République ; de Gaulle a eu ses partisans sous Pétain, et Pétain en a conservé sous de Gaulle, et il n'y aurait personne, absolument personne aujourd'hui pour prendre la défense de Hollande ? Je dis que cette unanimité est louche, qu'elle est une étape nouvelle, et fort inquiétante, de ce long processus par lequel les Français ont entrepris, depuis la mort de De Gaulle, de se cacher la vérité à eux-mêmes.
Que signifie cette litanie qui a pour nom "la faute à Hollande", sinon que nous sommes tous innocents, tous victimes ? Que sans l'incompétence, voire la "trahison", du guide suprême nous serions tous heureux dans un pays qui baigne dans l'opulence, qui vit dans l'optimisme et déborde d'énergie ? Seulement voilà, il y a Hollande ! Un seul être nous manque et tout est détraqué ! Et nous mordons à de pareilles craques ! Et nous feignons de croire qu'une bonne primaire va nous dénicher le bon candidat, qui fera enfin la bonne politique ! On rêve. Je dis que la «bouc-émissarisation» de François Hollande constitue une rechute volontaire dans l'infantilisme national le plus désolant.
Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de m'attendrir sur l'épreuve personnelle d'un homme. Quiconque fait acte de candidature à la présidence doit savoir qu'il existe, inscrite à l'encre sympathique sur la façade de l'Elysée, une devise qui est celle-là même de l'enfer dans le poème de Dante : «Vous qui entrez ici, quittez toute espérance !»
Je ne lui cherche même pas d'excuses, tant les exemples d'opérations lamentablement ratées se précipitent sous la plume. Ainsi, comment donner, pendant toute une campagne, à une fiscalité punitive de 75 % sur les hauts revenus la valeur d'un symbole et capituler à la première anicroche juridique ? Comment escamoter piteusement, devant la mobilisation des Bretons, une écotaxe votée à l'unanimité ? Comment annoncer à son de trompe la fin du département et finir par un simple regroupement des régions ? Comment, de la réforme des rythmes scolaires, qui devait renforcer les fondamentaux de l'éducation, accoucher du développement du macramé et du tir à l'arc ? Comment faire de la déchéance de nationalité pour les terroristes - j'en reste partisan - un symbole de la détermination de la France et la retirer précipitamment sous les huées ?
Non, ce n'est pas possible. Une seule question tout de même : êtes-vous sûrs que les Français eux-mêmes n'ont rien à se reprocher dans tous les cas que je viens de citer ? Mais il y a encore plus fort. Comment ne remarque-t-on pas que les grandes lignes de la politique du président le plus impopulaire de la Ve République sont massivement approuvées par les Français ?
Non, je ne fais pas du paradoxe de comptoir. Je tiens ici le pari que le futur président - soit Hollande ou Valls à gauche, voire Montebourg ; Juppé ou Sarkozy à droite, voire Le Maire ; Macron ou Bayrou au centre, voire Hulot - reprendra pour l'essentiel la même politique dans tous les grands domaines : libéralisation poussée de l'économie, réindustrialisation, réduction de la dette, allègement de la fiscalité, maintien du système social français, guerre contre Daech, alliance privilégiée avec l'Allemagne.
Et pourquoi cela, s'il vous plaît ? Parce que, sur chacun de ces points, la politique poursuivie par Hollande est majoritaire dans l'opinion, chacun des sondages qui paraît le prouve, autant que son abyssale impopularité ! Je conclus provisoirement, car il faudra y revenir, il y a dans l'hallali contre Hollande quelque chose qui me déplaît, car l'homme manifeste dans une telle épreuve un courage remarquable. Il y a ces trop nombreux journalistes qui ne connaissent à l'égard du pouvoir que deux attitudes : le prosternement ou le lynchage.
Mais il y a pis : il y a le risque, en cette année préélectorale, de voir la chasse à l'homme se substituer à la quête des solutions. Il y a ce trouble dans l'âme française, dont le Hollande bashing, comme on dit en français, n'est que le misérable symptôme. Il y a surtout que je ne voudrais pas que nous nous fassions les dupes de nos propres subterfuges. C'est essentiel, si nous voulons réinventer un avenir pour ce pays. «Dixi, et salvavi animam meam» («Ce disant, j'ai libéré ma conscience»), in Critique du programme de Gotha, de Karl Marx. »
Plus léger, plus parisien, avec le vibrion Attali :
Macron, le « Coluche utile » de Hollande
Pour autant, François Hollande, qui est dit-on un éternel optimiste et qui, à force de dire que "la France va mieux", pourrait bien avoir enfin raison (voyez la baisse du chômage et la vente des sous-marins), n’a pas tort non plus quand il compare le phénomène Macron avec le phénomène Coluche de 1980.
Il suffit de se souvenir qu’au tout début, la candidature de l’humoriste était apparue comme un geste purement contestataire, tout comme les velléités de Macron à se présenter en 2017.
Se disant "pas satisfait par la gauche", désireux de pratiquer "la politique autrement" au-delà des clivages traditionnels, ce dernier a donné un magistral coup de pied dans la fourmilière de toute la classe politique.
Alors, certes, on ne l’a pas vu avec une plume enfoncée dans les fesses, ce n’est évidemment pas son style, mais il ne fallait pas s’y méprendre : à Amiens, derrière son côté lisse, ses sourires et sa politesse, il y avait dans sa façon d’annoncer la création de son mouvement "En marche" quelque chose de contestataire, voire de révolutionnaire, un peu à la "Nuit debout".
Une comparaison osée, certes, entre les jeunes manifestants de la place de la République et le ministre des Finances mais après tout, ce n’est pas moi qui ai commencé : si l’on poursuit la pensée de François Hollande, Emmanuel Macron pourrait bien, de provocations en provocations, se révéler être son "Coluche utile".
Des points communs entre les 2 hommes
Il y a en effet plus de points communs qu’il n’y paraît entre les deux hommes. Un rien de dilettantisme d’abord, une légèreté rafraîchissante aussi. Au début, il s’agissait pour l’un comme pour l’autre de prendre la température, lancer un ballon d’essai au milieu des nuages noirs de la crise politique qui couvait.
Et puis, il y a eu les sondages qui ont montré que leur apparition dans le paysage politique était bien accueillie par les Français et qui ont poussé les deux vrais-faux candidats à la candidature à se prendre au sérieux.
Coluche s’est retrouvé avec 16% d’intentions de votes, en quatrième position derrière Giscard, Mitterrand et Marchais, tout comme Macron s’est révélé le candidat préféré de la gauche (48%) loin devant Aubry, Valls et Hollande.
Aussitôt, l’amuseur professionnel comme le ministre en rupture de ban sont devenus la principale attraction des médias en recherche permanente de nouveauté à se mettre sous la dent.
Jacques Attali, le trait d'union
Un personnage à la fois mystérieux et ambigu joue au-delà du temps le trait d’union entre Coluche et Macron : il s’agit de Jacques Attali, l’homme qui parlait et parle toujours à l’oreille des présidents, qu’il s’agisse de François Mitterrand ou de François Hollande.
Il faut relire "C’était François Mitterrand", le livre de Jacques Attali paru en 2005 et dans lequel il affirme avec sérieux que, même si le grand public ignore tout de ses manœuvres, c’est lui et lui seul qui aurait piloté la candidature de Coluche pour le compte du candidat Mitterrand.
On ne s’étendra pas sur le caractère sans doute un peu mégalo de l’affirmation, mais il se pourrait bien cependant qu’il y ait une part de vérité. Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir subi de multiples pressions de droite comme de gauche, Coluche a fini par choisir son camp et appeler à voter, très clairement, pour François Mitterrand.
On peut imaginer qu'Emmanuel Macron, qui sait ce qu’il doit au chef de l’État, qui mesure aussi sans doute jusqu’où il peut aller trop loin à la faveur des coups de gueule à peine voilés du président, n’aura aucune peine à soutenir le futur candidat Hollande pour sa réélection.
Et là encore, Jacques Attali pourra se vanter d’y être pour quelque chose. »
Mais pour qu’un dîner soit réussi il faut aussi savoir changer de pied, mettre les pieds dans le plat, déranger les bonnes consciences.
Jacques, esclave pendant trente ans
Un matelas en mousse moisie. Un toit en tôle. Des murs et un sol en planches. Une ampoule au plafond. Et un tas graisseux de haillons pour seule garde-robe. C’est dans ce taudis de 3 mètres sur 3, sans eau ni chauffage, que Jacques passait ses nuits. Il avait 42 ans quand il s’est pour la première fois couché sur ce grabat humide ; il y a dormi jusqu’à ses 71 ans, sans draps, sans rien, avec pour seul compagnon un vieux réveille-matin, détail sordide, quand on sait que Jacques vivait ici, sur le terrain de la famille André, pour travailler chaque jour de l’année, du matin au soir. Il ne s’agissait donc pas de traînailler au lit… Quand il est parti d’ici, après trente ans de labeur, le dos de Jacques formait presque une équerre. Son compte en banque, lui, affichait une platitude totale : 1,48 euro d’économies. Le reste avait disparu dans la poche du couple André.
A Saint-Florent-sur-Auzonnet, le village cévenol dans lequel cette histoire d’esclavage moderne s’est écrite durant toutes ces années, personne n’a réalisé que Jacques, un brave gars simple et sans malice, était exploité par Gérard André. «Ils étaient tout le temps ensemble, on les voyait passer sur le tracteur… Alors moi, je croyais qu’ils étaient frères», confesse un paroissien à la sortie de l’église. Près de lui, une femme confie : «Ces gens, les André, ils ne parlent pas, ils sont un peu sauvages. Et chez eux, avec tout ce débarras devant leur maison, c’est vraiment rustique…» Une autre intervient : «C’est vrai que ce monsieur, là, l’exploité, on ne le voyait jamais dans le village ni au marché.» Même son de cloche dans le quartier : «On le voyait toujours travailler, cet homme, peuchère ! Mais il ne parlait pas, ne se plaignait jamais. Il était habitué comme ça, sûrement, racontent Claude et Marie-Thé, qui résident près du couple André. On savait qu’il travaillait pour ces gens-là, mais on ne savait pas qu’il était si mal logé…»
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Ma belle Sophia adore Michel Bouquet, une interview remarquable de lui nous permet d’élever nos débats pour le plus grand plaisir de Sophia.
Michel Bouquet : « Une vie de malheur. On risque sa vie à chaque rôle »
« Je ne serais pas arrivé là si…
… Si une force mystérieuse n’avait pas poussé le petit apprenti pâtissier que j’étais à frapper un dimanche matin à la porte d’un grand professeur de théâtre. Je suis encore incapable d’expliquer ce qui m’a pris ce jour-là. Une étrange impulsion. Nous étions en 1943, en pleine Occupation. Je travaillais chez le pâtissier Bourbonneux, devant la gare Saint-Lazare à Paris, et j’habitais avec ma mère qui tenait un commerce de mode au 11, rue de la Boétie. Elle m’avait recommandé d’aller à la messe et j’avais pris sagement le chemin de l’église Saint-Augustin. Et puis voilà qu’au bout de la rue, j’ai bifurqué. Je me suis engagé sur le boulevard Malesherbes dans le sens opposé à l’église, suis parvenu à la Concorde et me suis engouffré sous les arcades de la rue de Rivoli jusqu’au numéro 190, une adresse, dénichée dans un bottin, que j’avais notée sur un petit bout de papier, dans ma poche depuis plusieurs jours. J’ai frappé chez le concierge et demandé M. Maurice Escande, le grand acteur de la Comédie-Française. « Il habite au dernier étage, vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y a qu’un seul appartement. » J’ai sonné. Je n’avais pas encore 17 ans.
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Nous retombons en fin de soirée dans l'actualité qui électrise tout le monde.
Terrorisme : le « J’accuse » d’un expert engagé
« Etrange défaite. Comment, le 13 novembre 2015, des petites frappes du djihad de quartier ont-elles pu faire vaciller notre pays, sa cohésion, ses valeurs et sa Constitution ? A cause de « la médiocrité » du gouvernement français, qui a notamment refusé de lancer une commission d’enquête nationale sur les attentats de janvier 2015, accuse François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Président du Centre de politique de sécurité de Genève, ce chercheur mesuré n’a pu s’empêcher de sortir de la réserve à laquelle il était habitué. Car c’est un « homme en colère » qui dresse le réquisitoire sévère des défaillances françaises. Pourtant, les services de renseignement avaient bien repéré les futurs auteurs des attentats, quasi tous fichés « S ». Preuve que la technique dite de « chasse au harpon » (ciblant des individus singuliers), choisie par les Français, est au moins aussi efficace que celle, prisée par les Américains, de la « pêche au chalut » (ratissant largement les données numérisées de l’ensemble de la population). Sans compter que la nouvelle loi sur le renseignement, assure-t-il, « renforce notablement la capacité de surveillance de nos services ».
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Yves Michaud : « La politique des bons sentiments et de la compassion mène à l’aveuglement »
Pourquoi s’en prendre à la bienveillance, qui est considérée comme une qualité ?
La bienveillance est un sentiment social, nécessaire à la sphère privée. Pour les philosophes du XVIIIe siècle, c’est un facilitateur de relations sociales, rien de plus. Mais si on en tient compte pour gouverner la collectivité, elle devient dangereuse, car elle conduit à se montrer bienveillant avec tous les droits catégoriels. C’est le cas quand nous concédons des droits spécifiques aux communautés religieuses, ethniques ou aux groupes de pression.
La politique des bons sentiments et de la compassion mène alors à l’aveuglement. On ne voit pas que ces droits émiettés font reculer la liberté collective. Je pense aux lois mémorielles, qui selon moi devraient être supprimées, ou aux attaques de collectifs se revendiquant Noirs contre les travaux de l’historien Olivier Genouilleau sur la traite négrière. Légitimer les droits catégoriels, c’est faire monter les partis populistes, de Podemos au FN, qui capitalisent sur toutes ces plaintes hétérogènes.
Est-on trop bienveillant avec l’islamisme ?
Cela fait des années que des intellectuels et des artistes arabes, comme les écrivains algériens Boualem Sansal et Kamel Daoud, dont on imagine mal le courage, dénoncent une dérive fondamentaliste apparue chez eux, et qui gagne chez nous. Pour les écouter, il a fallu les attentats. Je donne souvent des conférences dans le Maghreb. Quand on ouvre les yeux, on est forcé de reconnaître que l’islam n’est pas compatible avec la démocratie.
Pour la plupart des musulmans, ne pas croire est un crime, la charia prime sur tout autre droit, et l’apostasie est absolument interdite. Les atteintes à la liberté d’expression ou l’inégalité entre les sexes viennent de ces dogmes, et je souligne que l’immense majorité des pays arabo-musulmans n’ont pas ratifié la Convention universelle des droits de l’homme de 1948. La bienveillance provoque des réflexes stupéfiants, comme refuser de voir la dimension culturelle des agressions sexuelles à Cologne lors de la nuit du Nouvel An.
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« Nuit debout a attiré ceux qui pensent leurs intérêts particuliers comme universels, et a exclu les dominés »
« Quand un mouvement politique émerge, la position de l’intellectuel est toujours compliquée, surtout quand il souhaite que la mobilisation réussisse. Soutenir inconditionnellement, c’est se dissoudre comme intellectuel et ne pas assumer que la pensée puisse nourrir la pratique. Mais critiquer, c’est prendre le risque de nuire à la mobilisation ou d’être perçu comme un adversaire. Je conçois ce texte comme une discussion interne au mouvement social. Il partage la même ambition : la prolifération des contestations. Mais c’est au nom même de cette ambition que je crois nécessaire de proposer une réflexion sur Nuit debout et la conception de la politique dont elle est le produit. Je me demande si la relative stagnation de ce mouvement n’est pas due à sa constitution même. Ce qui doit nous inciter à interroger l’inconscient politique de ce mouvement et les catégories de la gauche critique et du mouvement social.
Nuit debout ne naît pas de nulle part. Il est le produit d’une histoire de la théorie et de la politique. Il s’appuie sur des cadres idéologiques précis et reprend des formes d’actions qui se sont stabilisées depuis au moins dix ans, notamment avec Occupy Wall Street et les « mouvements des places ». Ce mode de protestation rompt avec l’action traditionnelle. Il ne se déploie pas comme affirmation d’intérêts particuliers ou d’identités spécifiques – les ouvriers, les paysans, la Marche des fiertés LGBT, la Marche des Beurs, etc. Il se pense comme un mouvement général : par le rassemblement et l’occupation de l’espace public, les citoyens créent du commun, ils construisent un « nous » qui fait jouer une souveraineté populaire contre les institutions, les pouvoirs, l’oligarchie, etc.
Bien qu’ils soient nouveaux dans leur forme, les mouvements comme Occupy ou Nuit debout relèvent d’une conception traditionnelle de la politique. Ils s’articulent à un certain nombre de concepts hérités du contractualisme : « espace public », « citoyenneté », « rassemblement », « nous », « communauté ». Ils s’inscrivent ainsi dans une tradition bourgeoise contre laquelle s’est définie la critique sociale depuis Marx. De ce point de vue, Nuit debout pourrait bien être un effet de l’effacement de la pensée marxiste et sociologique. »
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L’inquiétante dérive des intellectuels médiatiques
Alors que l’un d’entre eux vient de mourir [André Glucksmann, voir Le Monde du 12 novembre 2015], les intellectuels envahissent plus que jamais l’espace public. Ils profitent de la prudence des chercheurs, qui, souvent, hésitent à livrer des diagnostics complexes dans un format réduit, et de celle des écrivains, qui préfèrent laisser la parole aux experts. Ceux-ci comme ceux-là ont retenu la leçon du philosophe Michel Foucault, qui invitait les intellectuels à se cantonner dans leur domaine de spécialisation plutôt que de parler à tort et à travers, sans pour autant renoncer à porter un regard critique sur la société à la manière de l’expert. Foucault opposait ce mode d’intervention de « l’intellectuel spécifique » à la figure sartrienne de « l’intellectuel total ».
Or, ce qui caractérise les intellectuels médiatiques, c’est précisément qu’ils sont capables de parler de tout sans être spécialistes de rien. Pénétrés de leur importance, ils donnent leur avis sur tous les sujets, par conviction sans doute, mais aussi et surtout pour conserver leur visibilité. Car la visibilité médiatique n’est pas donnée, elle se construit, elle s’entretient. Aussi sont-ils prompts à s’attaquer les uns les autres pour tenir en haleine les médias et le public, même si force est de constater qu’on est loin du panache d’un duel entre Mauriac et Camus.
La forme que prennent leurs interventions varie selon qu’ils sont plus ou moins établis, qu’ils occupent une position plus ou moins dominante : on peut ainsi distinguer les « notables » des « polémistes ». Forts de l’assurance des dominants, les « notables » parlent lentement, pèsent leurs mots, pour leur donner plus de poids, ils écrivent dans un style classique qui doit incarner les vertus de la langue française tout en touchant le plus de monde possible – car parallèlement aux apparitions publiques, il s’agit aussi de vendre des livres. Leur propos est moralisateur, ils prétendent incarner la conscience collective, même lorsqu’ils représentent des positions minoritaires. Les « polémistes » se caractérisent, quant à eux, par leur style pamphlétaire, ils parlent vite, pratiquent à l’oral comme à l’écrit l’invective et l’amalgame, assènent des jugements à l’emporte-pièce, avec des accents populistes. Ils sont coutumiers des revirements calculés qui sont autant de coups médiatiques.
Droitisation
Si les intellectuels médiatiques se recrutent dans toutes les tendances politiques, l’essentiel étant d’afficher sa différence, on n’en observe pas moins une droitisation de cette scène qui coïncide avec le phénomène identifié sous l’étiquette « néoréactionnaire ». Parmi les facteurs explicatifs de cette droitisation, il y a d’abord le vieillissement social, la scène en question ne s’étant pas beaucoup renouvelée depuis son émergence à la fin des années 1970 autour des « nouveaux philosophes ». On a vu ainsi d’anciens maos devenir des thuriféraires de la pensée néoconservatrice, des révolutionnaires d’hier appeler au retour à l’avant Mai 68, événement maudit dont découleraient tous les maux du présent. Jouent aussi les gratifications sociales, les réseaux de relations au sein du champ du pouvoir, les opportunités qui s’ouvrent dans des moments de reconfiguration des alliances politiques, comme ce fut le cas lors de la candidature de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République. Sa stratégie fut de tenter de rallier des intellectuels et des artistes identifiés à gauche, et elle rencontra un certain succès.
Aujourd’hui, c’est le Front national qui a entrepris de déployer une telle stratégie de séduction à l’égard des intellectuels et des artistes, en constituant entre autres un collectif Culture, libertés, création – excusez du peu ! Si pour l’heure, ce collectif n’a réussi à rassembler que d’illustres inconnu(e)s, qu’en sera-t-il demain ? La question se pose d’autant plus que l’afflux des migrants fuyant la guerre ou la pauvreté a suscité, à côté des manifestations d’empathie et de la mobilisation de larges fractions des populations européennes pour leur venir en aide, ou plus exactement contre elles, des réactions de xénophobie aiguë qui, pour être classiques, n’en sont pas moins inquiétantes. Nourries de l’islamophobie ambiante, ces réactions, dont le mouvement allemand Pegida [Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident] constitue l’expression la plus extrême et la plus organisée, révèlent des peurs profondes de nature diverse, qu’elles soient d’ordre « identitaire » ou économique.
Or ces craintes ont été largement attisées par nombre d’« intellectuels » médiatiques qui se sont érigés en gardiens de « l’identité » collective, qu’elle soit française ou européenne, contre les « barbares » à nos portes et parmi nous. Au lieu d’opérer les distinctions qu’impose une analyse lucide, ils pratiquent l’amalgame jusqu’à imputer des actes terroristes à une religion en tant que telle. Leur responsabilité dans la légitimation des réactions de peur et de haine, voire dans leur exacerbation, est grande. Or ce discours protectionniste, qui essentialise les identités et les cultures, n’est plus l’apanage de la droite conservatrice ou « néoréactionnaire », et c’est peut-être là que réside le point de bascule. Des intellectuels se disant de gauche ont dévoilé leurs réflexes de défense identitaire, ils ont mis en concurrence les populations démunies en fonction de leur origine géographique, iront-ils jusqu’à suggérer qu’il faudrait pratiquer ce que le FN appelle la « préférence nationale » ?
Drumont, Maurras
La présence de ce type de discours « néoconservateur » ou « néo-réactionnaire » dans l’espace public n’a rien de nouveau. La figure du polémiste d’extrême droite a des antécédents tristement célèbres en la personne d’un Drumont, d’un Maurras ou d’un Brasillach. A cette différence près que ceux-ci n’étaient pas des intellectuels médiatiques mais des journalistes dans une presse d’opinion où toutes les tendances étaient représentées. L’envahissement par ces « intellectuels » médiatiques d’une presse qui se veut d’information avant tout sature l’espace public de leur discours, donnant l’impression qu’ils sont les seuls survivants d’une espèce en voie de disparition : les intellectuels. Alors même que cette presse sait faire appel aux avis éclairés de chercheurs et d’universitaires sur des questions précises, leurs analyses se trouvent noyées dans le flot du discours omniprésent de quelques individus, toujours les mêmes, des hommes, blancs, qui ont dépassé la cinquantaine, et qui prétendent parler au nom de la collectivité, la « nation », le « peuple », l’« Europe ».
Les médias ont une responsabilité dans cette monopolisation de l’espace public. Même les tentatives de rééquilibrage ne font que renforcer le phénomène. Il faut y voir ce que Pierre Bourdieu appelle un « effet de champ » : la nécessité de se positionner les uns par rapport aux autres, de traiter des mêmes sujets. Le succès rencontré par les hebdomadaires qui consacraient des dossiers à ces intellectuels a entraîné dans son sillage la presse quotidienne. Les médias audiovisuels ont joué un rôle de premier plan. Car ces non spécialistes ont en commun une compétence qui fait défaut à la plupart des chercheurs et universitaires plus familiers de la chaire et des échanges entre pairs : ils maîtrisent fort bien les règles de ces hauts lieux de visibilité. Ils « passent » bien à la télévision ou à la radio. Cela contribue-t-il à expliquer ce qui n’en demeure pas moins un mystère, à savoir, pourquoi ils suscitent un tel intérêt auprès du public ? »
Gisèle Sapiro, sociologue, est directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Auteure de « La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXe siècle) », Seuil, 2011. Elle a participé au livre dirigé par Pascal Durand et Sarah Sindaco « Le discours “ néo-réactionnaire”», CNRS éditions, 25 euros.