Avant de passer la parole à Jean-Yves – passeur, il existe même aujourd’hui dans le vocabulaire sportif la passe décisive – quelques mots, un petit édito :
Dans le microcosme du vin, le mouchoir de poche de ceux qui prétendent tout savoir, ou presque, pour s’empresser de juger, noter, commenter, exclure, la voix des vignerons est peu présente. Les maîtres à penser les tiennent en tutelle pour les maintenir, ou même parfois les remettre, à leur juste place, celle d’éternels obligés.
J’exagère à peine.
La quintessence de cette attitude condescendante s’exprime lorsqu’un quarteron de plumitifs en quasi-pré-retraite se permet de désigner le meilleur vigneron de l’année.
Pour l'historienne Mona Ozouf, l'école de Jules Ferry, c'est fini…
Dans le petit monde du vin sûrement pas, le tableau d’honneur, la croix du meilleur, la note au ½ point près, l’appréciation à l’encre rouge dans la marge et, pire encore, avec la grande réforme des appellations, le coup de règle sur les doigts, la menace de sanctions et même d’exclusion : au coin le cancre coiffé du bonnet d’âne.
« Parce que l’école de Jules Ferry, c’était ça aussi, pour ceux qui en ont la nostalgie. Elle en a brisé quelques-uns cette école.
Sans regret pour moi !
Mais comme l’appellation, si l’on veut que l’école continue sa mission, il faut la réinventer. Le rôle du maître est ailleurs que dans la transmission du savoir mais plutôt dans la sélection et l’organisation de celui-ci. Une révolution à faire, mais pas seulement dans l’esprit des enseignants : dans celui des parents, déjà.»
Là je n’exagère absolument pas.
C’est le lot de ceux qui ne suivent pas la route balisée, normée, goudronnée, pour emprunter des chemins de traverse.
J’ose l’écrire : très souvent ceux dont j'aime les vins.
Alors, et ce n’est pas un fait nouveau, mon espace de liberté à toujours été à leur disposition pour qu’ils puissent s’y exprimer.
Ils le font rarement.
Je le regrette mais je les comprends. L’impérialisme des sachants, des juges, des organismes extérieurs, des journalistes, des blogueurs qui se font reluire entre eux pour mieux contempler leur ego, érige un « rideau de fer » bien difficile à contourner.
Et pourtant, ces autoproclamés gardiens du temple ont-ils la gueule de l’emploi ?
J’en doute et c’est avec un réel plaisir et une certaine fierté que j’ouvre grandes les portes de mon espace de liberté à Jean-Yves Bizot vigneron à Vosne-Romanée.
Merci Jean-Yves.
Le Salon Officiel et le Salon des Refusés.
Objet : Résultat de contrôle produit
Madame, Monsieur,
Nous avons le plaisir de vous annoncer que votre lot de vin prélevé par nos services en vue des contrôles produits a été soumis à des examens organoleptiques et a été jugés conforme. Il s’agit du lot de vin revendiqué en AOC VOSNE ROMANEE RGE 2013 pour 11,4 Hl.
Vous trouverez ci-joint le rapport de contrôle concerné.
Néanmoins, nous attirons votre attention sur le nombre d’avis défavorables qui nous amène à considérer que le constat réalisé présente des caractères nous laissant craindre qu’à terme, un manquement soit constaté sur un autre produit.
Par conséquent, nous accompagnons votre conformité d’un point sensible.
Par ce point sensible, nous souhaitons vous sensibiliser sur cette situation et vous serez, dans cette optique, contacté par votre ODG ou la Confédération des Appellations et des Vignerons de Bourgogne afin qu’un technicien diligente un audit dans votre chai.
Nous vous conseillons, si vous le pouvez, de conserver votre vin (ou des échantillons) jusqu’à cette visite qui a un objectif pédagogique.
Ce matin je prends connaissance de mon bulletin de scolarité, niveau CP, envoyé par l’organisme de contrôle. Il y a quelque chose qui ne va pas dans mon travail, et il faut que j’en prenne conscience. Si je n’y prends garde, attention, je pourrai avoir une punition. Avertissement aux parents. Vous apprécierez le mot « craindre » : c’est l’organisme qui craint ! Moi je ne suis pas capable, sauf si je suis sensibilisé.
Ouf !
Comme à 50 ans j’estime avoir passé l’âge de recevoir des admonestations à visées « pédagogiques » – soit elles sont trop tardives, soit désespérément inutiles- je transmets aux personnes concernées – et ce ne sont pas celles de l’organisme de contrôle - ces feuillets de mon carnet de mauvais élève.
En 1863, s’ouvre à Paris, en même temps que le Salon officiel de Sculpture et de Peinture – un off, dirait-on aujourd’hui – un autre Salon exposant des tableaux qui y ont été refusés. 12 salles, quand même, dans le Palais de l’Industrie. Et le lieu n’est peut-être pas totalement anecdotique : on entre bien dans une ère nouvelle.
Cette année-là, en 1863, le jury de l’Académie, qui organise le Salon de Sculpture et de peinture, s’est montré particulièrement sévère. Il retoque 3000 œuvres sur les 5000 proposées, suscitant ainsi la colère de quelques peintres, dont Edouard Manet. Il monte alors rapidement ce salon des Refusés, appuyé par Napoléon III en personne. Napoléon III ! On ne peut guère faire plus officiel pour contester l’art officiel.
Cette sévérité n’est pas une première. Le jury de l’Académie a détourné certaines œuvres depuis un moment déjà, qui font date pourtant dans l’histoire de l’art… Par exemple, l’Atelier du Peintre de Courbet, en 1855. Cette toile immense se joue des codes de la peinture académique en mélangeant allègrement les genres dont la hiérarchie (1667…) est un des fondements de l’Académisme. La société bouge et l’Art doit répondre à d’autres services, d’autres besoins, d’autres attentes. L’Art de l’Académie, l’Art officiel, ne répond plus forcément aux nouvelles exigences des amateurs. Il y a comme un besoin d’air frais…
Le « Salon » de l’Académie s’épuisait et disparaissait dans un nouveau contexte politique et esthétique. Et Napoléon III était bien trop fin politique pour ne pas le comprendre ni saisir l’opportunité. Il donne ici une impulsion qui va transformer l’art. Le salon des Refusés n’aura pas lieu en 1864. Mais en 1874 se déroula le premier salon de peintres qui deviendront à cette occasion les Impressionnistes. Peu à peu l’Etat se désengage des Salons et Raymond Poincaré souligne dans son discours lors de l’inauguration de celui de 1882 que « la tâche de l’État n’est donc pas de favoriser des genres, de donner des directions, d’immobiliser la vie dans le cadre des leçons artificielles... ». L’Académie avait fini par céder pour ouvrir les perspectives de l’art moderne. Une nouvelle ère.
L’engagement de Napoléon III en tant que souverain n’est pas une première dans l’histoire, finalement, et fait écho à celui des monarques d’avant la Révolution.
Car d’où vient-elle cette Académie, engoncée alors dans ses principes ?
Elle a été créée « Académie Royale de Peinture et de Sculpture », en 1648, à la demande des Peintres et Sculpteurs du Roy, dont Charles Le Brun, en raison d’un conflit avec la Communauté des Maîtres Peintres et Sculpteurs de Paris, communauté qui, elle, date de 1391, sous patente royale depuis confirmée plusieurs fois, créée elle aussi pour mettre un peu d’ordre dans ces métiers. Peut-être un peu trop près de 2 siècles et demi plus tard ? Cette nouvelle institution, l’Académie royale, entend répondre à un besoin d’indépendance des artistes (libertas artibus restitua est sa devise), que leur accorde le nouveau statut, et à une ambition : favoriser l’éclosion d’un nouvel Art français de qualité grâce à cette liberté conquise contre la corporation. Liberté placée de facto sous l’égide d’un monarque absolu dont l’Etat serait bientôt lui. Mais liberté garantie par lui aussi.
Qu’est-ce à dire donc ?
Que la vérité est du côté des Refusés et des contestataires ?
Un peu facile. Mais si on regarde dans quel sens va le vent, c’est bien vers d’avantage de libertés. Ou plutôt vers moins de contraintes… mais seulement par moment. Puisque le nouveau groupe s’empresse d’en édicter de nouvelles.
Car le refus ou le rejet de la règle d’un moment ne signifie pas absence de règles. Rien n’est si simple : l’Académisme, nous y adhérons tous autant que nous le suspectons. Et c’est d’ailleurs cette articulation presque psychologique entre l’individu et le groupe, puis le groupe et l’Etat qui pérennisent ce système et finit peut-être par l’épuiser. Et si je me place au niveau du psychologique, c’est bien parce que l’Etat n’intervient pas lui-même en fait, mais seulement dans l’officialisation d’un cadre. Le contrôle de l’institution est entre les mains d’individus reconnus par lui. Considérer alors qu’il n’y a de bonnes règles que la Règle est une attitude très rassurante, confortable, et même morale pour ne pas dire moralisante : ce que fait l’Autre est suspect. Hors du cadre, point d’œuvre.
Longue introduction pour en venir à mes moutons.
Le système d’appellation puise à la même source et fonctionne sur ce modèle. L’Etat qui protège, qui offre un cadre, un espace moins contraint. Puis l’évolution, l’enfermement, avec des règles, écrites ou non, édictées ou tacites, un système qui se met en place avec des individus qui sont reconnus sachants, et qui de ce fait, contrôlent, contraignent et jugent suivant ces règles. L’art de bien faire… l’Académie de 1863… jusqu’à cette bascule, ce renversement de la raison où le système ne protège plus que lui-même au détriment de ce qu’il est censé protéger. L’outil primant sur sa finalité, les règles sur le fond : l’Académie plutôt que la Peinture ; l’Appellation plutôt que le Vin.
« Faire de l’AOC, ce n’est pas forcément faire ce qu’on aime ». C’est par ces mots d’un vigneron que Lionel Gratian débute sa thèse soutenue 2008. Il les a placés dans l’introduction, et ce n’est certainement pas par hasard : ils ont dû le frapper, ces mots, comme ils me frappent. C’est leur résignation, presque douloureuse si ce mot a encore un sens, qui arrête. Le constat d’une rupture dans une tradition, dans un cheminement.
Arrêtons-nous un instant pour considérer la signification de cette phrase et en percevoir la violence. Pour saisir cette bascule, cette désagrégation du sens et appréhender le renversement de la raison.
Le vigneron ne dit pas : « ce qu’on veut » mais bien : « ce qu’on aime ». Il ne parle pas de faire n’importe quoi, mais quelque chose qui a du sens, qui a de l’importance, auquel il croit.
Une quête, une exigence. Car la qualité n’est pas une constante, n’en déplaise à l’homme grand et sympathique de l’INAO évoqué par Jacques. Elle se rêve et s’invente et se veut en permanence, et elle finit toujours par dépasser le cadre qui la contient, et ce même dans la tradition. Lorsque le cadre n’est plus capable de changer, on tombe dans l’académisme dans le pire sens du terme. Ou la tradition meurt.
L’adverbe « forcément » n’est pas neutre, loin de là.
« Par une conséquence forcée », dit le Littré.
S’insinue ici alors comme le sentiment d’une fatalité, une perte d’engagement. « L’AOC, je la subis. Pour en faire partie, je suis obligé d’abandonner une partie – et quelle partie : ce que j’aime – de moi-même ». Le « ce que j’aime » qui nous anime dans la vie de tous les jours, qui est notre moteur, qui nous conduit à nous engager, à créer, à partager, à vivre avec quelqu’un, à choisir un métier, une activité, un vêtement, un livre, un restaurant, un plat, un vin… Ou à rejeter. Qui fait que nous sommes ce que nous sommes.
Dans l’AOC, le vigneron peut faire des choses qu’il n’aime pas. Dont peut-être ses vins.
C’est-à-dire que ce vigneron est prêt à admettre que l’image qu’il projette sur les autres, l’image que les autres ont de lui, - dont ceux qui boivent ses vins - ne lui ressemble pas. Au « bénéfice » de l’AOC.
Est-ce un énième atermoiement sur l’agrément de deux de mes vins qui m’incite à m’exprimer ici ?
Peut-être. Mais cela n’aurait pas suffi. Et puis, l’incertitude… plus suffisante non plus, non que je m’en moque, c’est pire que ça : je m’en détache. Parce que si le millésime 2013 était à refaire, je ne crois pas que je le ferais autrement. Ou plutôt : j’aimerais obtenir le même résultat. Désolé pour ceux qui jugent et qui ne l’acceptent pas. Ils ont perdu leur temps et moi mes bouteilles.
Que d’autres collègues soient dans la même situation ? Certainement et ce d’autant plus que l’un d’eux m’a confié : « je ne vois pas quoi changer. Si c’était à refaire, j’aimerais pouvoir faire le même vin ».
La question de savoir si ce qu’on aime a un sens ne se poserait pas sans clients. Mais en face, il y des réponses. Des personnes aiment et choisissent ces vins. C’est-à-dire que cette possibilité qui nous est refusée est aussi un refus de la liberté de l’amateur. Sa liberté d’aimer un vin, de le chercher et de le trouver. Ou de le rejeter.
Il y a quelques années, j’avais posé la question suivante à un responsable de l’INAO : « Peut-on être plus ambitieux que son appellation ? ». La réponse est : « non ! ». On ne peut être ambitieux que dans le cadre de son appellation ».
Chacun a sa place et chacun à sa place.
Je laisse à chacun apprécier dans sa vie, ce qu’impose cette réponse.