Ce qui suit son des extraits de l’excellent livre Croyance de Jean-Claude Carrière publié en mai 2015 chez Odile Jacob que je verse à la réflexion commune en ces temps où les partisans du prêt-à-penser occupent les grands médias pour nous imposer leur interprétation de la geste meurtrière de ceux, que faute de mieux, sont nommés kamikazes.
« Corneille a magnifiquement formulé, dans la tragédie Polyeucte, cet extraordinaire appel de la mort comme un ultime témoignage, comme une lumière ensanglantée, preuve ultime de vérité. Non seulement le héros, tout récemment converti au christianisme, court au supplice, alors que personne ne le lui demande, mais il veut y entraîner sa femme Pauline, qui n’est pas chrétienne. Polyeucte lui annonce qu’il veut aller dans le temple briser les idoles païennes, sachant qu’il en mourra.
Pourquoi cette décision ? Parce qu’il a été frappé par la certitude. Il ne partage pas les doutes d’Hamlet. Il est totalement assuré dans sa nouvelle croyance. Casser quelques statues ne servira à rien, il le sait. Aucun dieu n’en souffrira, puisque ces images sont mensongères et que ces dieux païens sont faux, sans pouvoir comme sans réalité. C’est le geste, c’est le sacrifice qui compte. Polyeucte remercie Dieu de lui avoir donné une occasion de mettre à l’épreuve sa foi et de mourir pour elle.
Il dit exactement à son ami Néarque :
… allons, aux yeux des hommes,
Braver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes.
C’est le « qui nous sommes » qu’il faut noter. Ce que je crois montrera qui je suis.
Quant à la mort, « plus elle est volontaire, et plus elle mérite ». Elle est « l’heureux trépas ». Pour plaire à Dieu, il faut négliger « et femme, et biens, et rang ». Ainsi le vrai chrétien est-il certain de connaître les « douceurs » éternelles, dans le « séjour de gloire et de lumière ». Entraîner la malheureuse Pauline dont la mort serait un acte de charité, un bienfait, à condition, bien entendu, de l’avoir au préalable convertie – ce qu’elle refuse.
Et ainsi de suite. La pièce de Corneille, où l’illusion écrase obstinément la réalité, où tant de phrases du personnage principal nous semblent insensées, pourrait constituer un modèle d’incitation au martyre, presque un guide, un manuel, aujourd’hui encore, et quelle que soit la cause à défendre. Combien de candidats à la mort religieuse ou politique, ici ou là, ont murmuré sans le savoir, dans une autre langue, des répliques de cette tragédie.
Ici, la souffrance atroce, les corps déchirés, le sang et la mort apportent la preuve de la vérité. Pourquoi ? Par quelle mystérieuse alchimie ? Pourquoi ce volontariat obstiné, entêté ? On ne nous l’a jamais dit. Dieu lui-même, dans aucun des textes promulgués en son nom – et quel que soit le dieu –, ne le demande, ni même le souhaite.
D’où vient cette étrange relation entre la violence et la vérité – ce qui ne sera plus le cas, ne l’oublions pas, lorsque les chrétiens triomphants feront périr les hérétiques ? D’où vient que Polyeucte se persuade de la réalité, de la force, de la validité, de sa croyance, par le fait de courir au poignard, au bûcher ?
Vieille question : qu’est-ce que prouve le sang ?
[…]
« Pourquoi ce doute chez les uns ? Et pourquoi cette certitude chez les autres ? Je ne sais toujours pas. Nous nous trouvons là devant un tel mur d’obstination stupide et cruelle – comme à l’intérieur de la tragédie de Corneille – que je recule devant l’obstacle. Mais la stupidité, à ce point d’indifférence et de cruauté, a-t-elle encore une voix, un visage ? Comment la distinguer, comment la reconnaître avec précision, avec sûreté ? Par moments, je me le demande. « Ô intelligence, disait encore Shakespeare, tu as fui vers les bêtes brutes, et les hommes ont perdu le jugement. »
[…]
« Dans les années 1950, après les abominations de la guerre, nous nous redessinions un monde, dont nous ne doutions pas qu’il fut meilleur.
Et mes illusions d’étudiant se sont enfuies, une après l’autre. J’ai vu tomber les tours de Manhattan. J’ai vu un cameraman se faire sauter, avec son complice, pour assassiner le commandant Massoud, en Afghanistan. J’ai vu les attentats à Madrid, à Paris, à Londres, à Boston, à Gaza, à Mumbai, à Bagdad, à Alep, à Jérusalem, à Damas, à Tunis, à Paris encore, la tragédie au coin de chaque rue. Je sais qu’on fabrique ; ici et là, des bombes portatives pour attentats-suicides, et qu’on les attache, parfois, à la ceinture des enfants, qu’il est ainsi possible de faire sauter à distance.
Je sais aussi qu’on ouvre parfois la cuisse d’un adolescent pour y introduire un explosif, et qu’on l’envoie marcher, en boitant, vers sa mort promise.
J’ai vu, l’année dernière encore, l’image de deux jeunes filles, dans l’État d’Uttar Pradesh, en Inde, pendues par une justice villageoise, parce qu’elles avaient été violées, ce qui les rendait impures aux yeux des hindouistes intransigeants. Double et horrible peine.
Et d’autres abominations, un peu partout. Nous sommes toujours autrefois. »