Raphaelle Bacqué @RaphaelleBacque Rocard, décoré de la grand croix de la légion d'honneur, répond au président. Fait rare. La voix n'a pas changé
Je vous ai rencontré, façon de parler, dans les pages de Témoignage Chrétien, alors que je voyageais dans l’autorail omnibus reliant Nantes à la Roche-sur-Yon, seul chef-lieu de département, avec Saint-Brieuc, à donner des scores significatifs au PSU lors des élections municipales. Le docteur Morineau notre candidat était le prototype même du catho de gauche honni par la vieille garde de la SFIO.
1968 était passé par là et vous avez été le premier à structurer mon engagement, depuis je ne vous ai plus quitté jusqu’au jour où je vous ai eu, un soir de l’hiver 1981, furibard, au téléphone, la vieille garde mitterrandiste ayant encore frappée pour reléguer votre budget du Ministère du Plan à des heures où tout le monde dort, un samedi. Avec panache et pugnacité vous avez plaidé jusqu’au petit matin et lorsque je suis rentré chez moi, sur mon grand Batavus, à l’aurore si les SMS avaient existé j’aurais écrit : « chapeau »
Et puis, un beau jour de juillet 1983, par le fait du Président, vous débarquez au 78 rue de Varenne pour pacifier le terrain bien mal labouré par Edith Cresson. Ce furent les fameux quotas laitiers vilipendés par tous, le dossier miné du vin languedocien dernier avatar d’un Midi rouge hors réalité, la négociation de l’élargissement de l’Europe à l’Espagne et au Portugal, le dossier épineux de l’enseignement privé agricole avec l’ami Guy Carcassonne…
Et je vous ai rejoint sur le dossier du vin et des fruits&légumes, j’étais dans mes petits souliers alors, dès mon arrivée, j’ai commis une longue note, vous aimez les notes cher Michel, vous l’avez lue, abondamment annotée et m’avez dit « je vous suis, mais vous allez d’abord aller leur expliquer… »
J’y suis allé. Vous aimiez ce dossier. Nous sommes allés au charbon. À la table des négociations, où nous n’étions que 10, vous étiez écouté et nous y sommes arrivés en dépit des réticences du Président. Les accords de Dublin ont marqué le grand virage du vignoble languedocien vers son renouveau.
Vous êtes mon seul Ministre que j’ai toujours vouvoyé, une forme de respect qui n’entamait en rien la liberté de nos discussions.
Vous avez dit dans une longue interview que vous aviez passé au Ministère de l’Agriculture les plus belles années de votre vie publique. Moi aussi, et comme vous n’étiez pas du genre à propulser vos collaborateurs dans des postes enviés, je prends votre compliment avec une légitime fierté, cher Michel Rocard : « J’ai eu une chance de plus, celle d’avoir effectivement un cabinet fabuleux. Il y a des hasards de carrière partout. J’ai bénéficié, dans un cadre de carrière, de quelques-unes des meilleures cervelles du monde agricole français et disponibles à ce moment-là. Je tiens à citer ici Bernard Vial, Georges Beisson, Bernard Candiard, Jean Nestor, Jacques Berthomeau et François Gouesse, parmi d’autres. »
Et puis dans la nuit du 4 avril 1985, Bernard Vial m’a annoncé une nouvelle que nous pressentions : votre départ du 78 rue de Varenne. Nous étions triste mais confiant en votre devenir.
Entre 1986 et 1988 je suis parti faire des travaux pratiques à la Société des Vins de France, et j’ai le souvenir d’une dégustation de Côtes-du-Rhône que j’organisai à Chatenay-Malabry dans un foyer social de la mairie de JF Merle.
Vint la France Unie, et vous voilà le Premier Ministre de Mitterrand. Mon téléphone sonne et je rejoins à nouveau le 78 rue de Varenne. Souvenir de mon voyage en Nouvelle-Calédonie, sitôt les accords Matignon, accompagnant le Ministre de l’Agriculture sur ce territoire à peine pacifié ; fierté de participer au Comité Interministériel sur la Corse avec les éléphants. Vous résistez aux chausse-trappes de la vieille garde mitterrandienne et nous, les rocardiens estampillés encore nombreux à l’Agriculture nous bénéficions de votre sésame du «parlé vrai» et croyez-moi ça comptait.
Lorsque Louis Mermaz, mitterrandien du premier cercle que je connaissais bien, fut nommé à l’Agriculture vous me dites « Berthomeau, restez ! » Alors je restai et lors d’une séance à l’Assemblée vous lui déclarez « C’est un beau Ministère, Louis… »
Ce que j’ai toujours trouvé extraordinaire c’est que tous ces éléphants, bouffant du Rocard à toute occasion, s’empressaient de vous inviter lors de leurs meetings électoraux pour défendre leur pré-carré en danger. Et vous, militant de toujours, vous accouriez.
« Vous quittez l'hôtel Matignon avec une popularité que beaucoup pourraient vous envier aujourd'hui » a déclaré François Hollande lorsqu’il vous a remis l'insigne de Grand-croix de la Légion d'honneur.
Il n’a jamais été des nôtres même si au temps des transcourants j’ai été des signataires à ses côtés d’un texte rassembleur au grand courroux de mon cher Ministre.
Le Président de la République a trouvé les mots qu’il faut pour vous rendre hommage : « Ce qui fait votre caractère, c'est cette capacité à vous élever, c'est ce qui a fait l'éclat de votre vie publique. Vous avez servi l'intérêt général, quitte parfois à sacrifier le vôtre »
« Vous avez changé l’Etat, vous l’avez rendu moins centralisé, plus juste. Vous avez cherché à apaiser la société et réformer la France. Nul besoin de rupture pour réformer. C’est l’apaisement qui produit la réforme et c’est la réforme qui produit l’apaisement. »
« Vous rêviez d’un pays où l’on se parle de nouveau, d’une politique qui serait attentive à ce qui est dit et non à qui la dit. C’est toujours d’actualité, et j’ajouterai : hélas ! »
Dans une procédure inhabituelle voulue par le Président vous avez plaidé, dans un discours également très actuel et long : 30 mn, pour le « retour de la parole et du dialogue »
« A la différence de toute autre force de gauche partout en Europe, la gauche française est née d’un accoutrement étonnant, unique, entre le marxisme et le jacobinisme »
Oui, cher Michel, vous êtes un « rêveur idéaliste et un réformiste radical » et je suis fier d’avoir travaillé à vos côtés. Même qu’un jour vous m’avez dit « j’espère que ça ne vous a pas gêné… »
C’est vrai qu’à vos côtés, comme on dit vulgairement, nous en avons pris plein la gueule de la part de nos amis politiques, mais avec le recul du temps, avec vous nous sommes restés fidèles à nos valeurs et l’exemplarité de votre parcours est un vrai bonheur pour qui croit encore aux vertus de l’exemplarité.
Vous n’avez pu vous présenter à la présidentielle car nous avons toujours été minoritaires dans ce Parti sans colonne vertébrale, faute sans doute de nouer des alliances d’opportunité, mais face au désarroi de beaucoup d’électeurs et au discrédit de la classe politique, je suis de ceux qui pensent que votre discours de vérité se serait heurté à celui de la facilité si doux aux oreilles de nos concitoyens.
Alors nul regret, simplement continuez cher Michel Rocard à faire entendre votre singularité.
Prenez soin de vous, nous sommes beaucoup à tenir à vous.
Avec mon amitié sincère.