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20 août 2015 4 20 /08 /août /2015 06:00
Le feuilleton de l’été du Taulier (9) « Eugène et moi nous allons nous marier avant de partir cultiver la vigne et faire notre vin en Australie… »

Nous nous sommes présentés à la Préfecture un peu chiffonnés. L'huissier nous a demandé d'attendre dans un petit salon, on attend toujours chez les hauts représentants de notre République ils ont tant à faire. Nous n'attendîmes pas longtemps, preuve s'il en était que j'étais considéré comme une mouche à merde. Le Préfet nous attendait debout, plus Préfet que Préfet, tiré à quatre épingles, cheveux lustrés, petites lunettes cerclées et costume bleu marine croisé. 

 

Il était flanqué de l’intraitable et omniprésent président Marge. Nous nous serrâmes les pognes. La présence d’Émilia constituait pour moi un atout essentiel, ils allaient devoir marcher sur des œufs. Nous nous assîmes, à la demande du Préfet, autour d’une grande table ovale. Le Préfet s’enquit, avec onctuosité, auprès d’Émilia, de ses préférences : « thé ou café ? » Elle opta pour la première option. «Avec du lait ?» Là ce fut non. Pour nous les mâles ce fut un café. Pour moi sans sucre demandai-je avec un sourire le plus benêt que je puisse afficher.

 

Mal à l’aise, le Préfet, tout en joignant ses mains aux ongles manucurés, s’engagea dans un discours alambiqué sur la situation économique contrastée des vins de Bordeaux, la baisse inquiétante des exportations, la lutte contre la corruption en Chine, le désamour de Paris pour les petits Bordeaux, le bordeaux bashing des réseaux sociaux peuplés d'affreux naturistes sans foi ni loi, les difficultés de Vinexpo à retrouver un second souffle, le prix trop bas du tonneau de Bordeaux, les chicaïas insupportables de Miss Supportable, la mollesse de l'INAO, la chaptalisation des Sauternes et autres joyeusetés. J’opinais constamment du chef, avec une conviction béate, ce qui devait le renforcer dans sa conviction profonde que je n’étais qu’un petit con sans intérêt. Qu’il perdait son temps avec moi. Qu’il avait hâte que cette mauvaise plaisanterie se terminât. Le service commandé n’était pas son fort, il s’essoufflait.

 

Le Président Marge prit le relais en évoquant l'importance de l’implacable escadrille des équivalents Rafale, la perfidie sournoise et  fielleuse des prohibitionnistes, les embuches ineptes de la loi Évin qui faisait que Jacques Dupont venait lui casser les burnes dès le matin, alors qu'il était sur son tracteur pour l'interviewer sur une histoire foireuse de cavaliers, les casses-couilles d’écologistes, les couilles molles de socialos…

 

Là, le Préfet toussa, si par malheur je donnais écho à ces propos il risquait sa casquette. Charitable, je lui vins en aide en assurant le Président Marge de mon constant et indéfectible soutien à son combat. J’ajoutai, pour faire bon poids, que toutes ces années j’avais contribué bien plus que la plupart de mes concitoyens à freiner la chute de la consommation domestique. Moi je buvais au quotidien du rouge, boisson totem, chère au défunt Roland Barthes renversé par une camionnette de chez Nicolas. Là, je brodais pour faire dans le réalisme soviétique.

 

Ce discours roboratif prit de court mes deux interlocuteurs qui restèrent un moment sans voix. C’est à cet instant qu’intervint cette chère Émilia.

 

Elle conta par le menu ma lamentable histoire.

 

Du Dickens teinté d’Hector Malo revisité par le Gilbert Cesbron de Chien perdu sans collier. En fait, du pur jus Jean-Pierre Manchette, un Manchette qui eut une vision forcément arbitraire, certes élégante dans ses choix mais lucide quant à son projet.

 

Pour lui, affirmait-elle, le véritable roman noir, celui qu’il défend, est né outre-Atlantique dans les années vingt. Ce moment historique (1ère Guerre mondiale, révolution bolchevique, capitalisme triomphant) qui voit, dans une plantureuse cacophonie créative, l’irruption de toutes les avant-gardes rebelles du XXe siècle.

 

Elle reprenait son souffle et assénait à nos deux interlocuteurs ébahis :

 

« Des mouvements où la question du langage, et de son pouvoir à la fois créatif et corrosif, est centrale. C’est en effet aux alentours des années 20 que se croisent Dada et Joyce, le cubisme et Kafka, Dos Passos et les surréalistes, Eisenstein et les futuristes. La renaissance du roman noir va s’élaborer en contestation du classique policier à énigme, né dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le genre doit faire sa mue et troquer ses mystères de chambre close, sa psychologie douillette et ses petits jeux logiques pour la violence des rapports sociaux, la lutte des classes et le récit « cinématographique ».

 

Elle concluait superbe :

 

« En un mot, il était temps de remettre le polar sur ses pieds. Et si Manchette fait de Dashiell Hammett l’un de ses principaux maîtres à écrire, il sait rendre discrètement hommage à ceux qui ont inventé, travaillé, peaufiné, le réalisme dit « objectif », « l’esthétique du rapport de police », le fameux style « à chaux et à sable » béhavioriste, et notamment Hemingway et Dos Passos. »

 

La messe était dite, leur attrition était complète. Détruits, laminés, pulvérisés comme dirait Monsanto…

 

Pour achever l’œuvre de ma compagne adorée, ingénu, je leur confiais «si ça peut vous rassurer je ne suis pas l’amant de la baronne des Sables de Sainte Émilion…»

 

De nouveau Émilia rosissait.

 

Elle buvait une petite gorgée de thé avant de confier à nos deux interlocuteurs pétrifiés : « Eugène et moi nous allons nous marier avant de partir cultiver la vigne et faire notre vin en Australie… »

 

Je blêmissais.

 

Le Préfet se répandait en félicitations. Le Président Marge, plus réaliste, me glissait un petit papier écrit à la hâte « Ne touchez pas à notre cloche »

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