Pauvre concombre, malheureux membre de la famille des cucurbitacées, grand cornichon, déjà raillé dans les bandes dessinées, objet des quolibets des bouffeurs de nonnes, aujourd’hui cloué au pilori par des accusations teutonnes, tueur, assassin, qui vient de la saint glin-glin, cette lointaine Andalousie plastifiée. Pauvre de lui, même lavé de tout soupçon, il ne croupira pas en prison mais, par bennes entières, dans les décharges publiques. Le mal est fait. Encore une victime de la dictature de l’instantanéité : soupçonné t’es donc coupable. Au trou, panique, fuite des consommateurs, colère des producteurs, indemnités réclamées. Vive la société de l’irresponsabilité, du principe de précaution utilisé pour se dédouaner.
Les titres accrocheurs, racoleurs, amplifient la peur, les peurs. Même si le concombre est passé du statut de vecteur de la contamination à celui non-coupable, rien n’y fait : les images continuent de défiler, les titres de racoler. Et pourtant depuis l’origine de cette affaire c’est la bactérie qui tue et non ce malheureux concombre qui était soupçonné d’être contaminé. Celle-ci nous dit-on est d’un type très rare de la bactérie Escherichia coli entérohémorragique (Eceh), composé de deux germes distincts. C’est la première fois que cette souche quasi inconnue (E. coli O104) et que c’est la première fois qu’elle provoque une épidémie, dont on ignore toujours l’origine. « Sous sa forme non pathogène, la bactérie E. coli est présente dans le système digestif des êtres humains, sans poser le moindre problème. Mais la souche Eceh provoque des hémorragies du système digestif en produisant une toxine qui détruit les parois des vaisseaux sanguins. Dans les cas les plus graves, elle entraîne aussi des troubles rénaux (syndrome hémolytique et urémique, SHU). »
N’étant pas doté des compétences scientifiques, comme mon éminent commentateur Luc Charlier, je ne vais pas m’aventurer plus avant sur ce terrain mais simplement mettre l’accent sur la fluidité, la facilité de la circulation des biens et des personnes dans notre monde mondialisé. Les humains, les animaux vivants ou morts, les végétaux circulent en camions, trains, containers, avions, bateaux, à flux continu. C’est la base du commerce international qui, pour ces produits frais, privilégie la contre-saison et bien sûr les lieux où les coûts de production sont les plus bas. La fameuse traçabilité, née suite à l’ESB, ainsi que les normes et les contrôles sanitaires de plus en plus sophistiqués se révèlent impuissants face à l’immense brassage des produits. La vieille expression « chercher une aiguille dans une meule de foin » est revenue à plusieurs reprises dans la bouche des responsables sanitaires allemands. Oui, tous nos grands systèmes sophistiqués sont vulnérables, désarmés face soit à la négligence ou à l’imprévisibilité de certaines situations.
Opposer à ce grand brassage comme seul antidote aux risques sanitaires le retour de la proximité et à la saisonnalité est certes séduisant (voir ma chronique link) mais n’aborde pas la question par le bon bout. Quel est-il ce bout ? C’est l’acte d’achat expression de la demande, de la satisfaction d’un besoin, qui dépend, bien sûr, du pouvoir d’achat du consommateur mais aussi de ses arbitrages personnels à l’intérieur de ses dépenses. La Grande Distribution, le Hard-Discount sont l’expression la plus aboutie de l’ambivalence des consommateurs : selon l’expression coffienne chez Leader Price « manger bon pour pas cher. » Les grandes transhumances des produits animaux et végétaux frais sont la traduction des gestions centralisées de ce type de structures. Toute puissance des Centrales d’achat, rapport de forces inégal, zapping permanent des provenances, triomphe de l’apparence du produit sur ses qualités gustatives, perversion de la normalisation... j’en passe et des meilleures. L’inversion de la tendance, le retour à plus de proximité, à des systèmes de production plus respectueux de l’environnement, passe par une remise en avant de la valeur intrinsèque du produit.
Et c’est là que mon titre provocateur prend toute sa signification. Quitte à passer pour un provocateur j'affirme que perdure l’estomac du riche et l’estomac du pauvre. C’est manichéen, simpliste, réducteur, j’en conviens car dans nos sociétés développées la classe moyenne centrale ne peut s’appréhender ainsi. Cependant, il n’en reste pas moins vrai que les réponses préconisées à la malbouffe, à la consommation de masse, normalisée, désaisonnalisée, sont pour la plupart élitistes, inaccessibles à la grande majorité des consommateurs. La radicalité de certains débouche sur un apartheid alimentaire. On ne fait pas évoluer une société par oukases ou même par décret. Les virages pris à 180° ça n’existe pas ou lorsqu’on les prend sans précaution on se ramasse la gueule. Mais alors me direz-vous, quelle est le bon chemin qu’il faut emprunter ?
Pour faire simple je répondrai celui qu’a emprunté le Poulet de Loué (voir chronique link ) depuis des années. Créé en réaction au poulet aux hormones cher à Jean Ferrat il est une réponse qualitative de masse, un bon compromis goût/qualité/prix. Bien sûr ce brave poulet labellisé n’atteindra jamais les sommets de la Géline à pattes noires ou du Coucou de Rennes ou de la poule de Houdan ou de mon poulet du dimanche ( voir chronique link )ou bien sûr des must de Bresse mais pour moi il est une réponse efficace à la consommation de masse dont le porte-monnaie n’est pas extensible. Cette démarche, où le producteur tient sa place, où le transformateur joue son rôle, est une voie qui peut être suivie par d’autres. Elle n’est pas en concurrence avec les démarches bio ou artisanale. Pour moi elle tient le ventre du marché. Reste que nous importons de plus en plus de découpe de poulets d’Asie pour des préparations : le prix toujours le prix sauf qu’ici la valeur de la cuisse du poulet entre pour un % de plus en plus faible dans le prix final.
En bonus un extrait de l’estomac du riche, l’estomac du pauvre, la ségrégation alimentaire tiré du livre de Florent Quellier La table des Français une histoire culturelle (XVe- début XIXe siècle) aux Presses Universitaires de Rennes pages 183-184. C’est lui qui m’a inspiré cette chronique.
« La diététique ancienne justifie cette ségrégation alimentaire en soulignant l’existence de deux types d’estomac, celui des gens d’étude ou du loisir – bourgeois, clerc, noble – et celui exerçant un métier physique, notamment les masses paysannes. Les premiers auraient un estomac délicat, ils doivent donc consommer des chairs subtiles : du pain blanc, du vin blanc, de la volaille. Au contraire l’homme de peine peut consommer des viandes grossières car l’activité professionnelle génèrerait une plus grande chaleur vitale. Endurci par le travail, l’estomac brûlerait mieux les ingrédients difficiles à digérer. Ainsi pour le médecin Nicolas Abraham de La Framboisière (1669) le pain noir de seigle est plus propre au paysan qu’au délicat citadin, et le Thrésor de santé (1607) déclare que le vin bien rouge « profite aux vignerons et aux laboureurs : car estant une fois digéré par la force de l’estomac et du travail, il donne plus ferme et plus copieux aliment et rend l’homme plus vigoureux à la besogne ». Du blanc ou noir, de la subtile délicatesse à la grossièreté matérialité, s’inscrivent les codes alimentaires ségrégatifs. »