Lire permet de s’extraire des turbulences du jour, de tirer son rideau de fer pour s’isoler, ne pas se laisser happer par le dégoût. Hier fut donc un de ces jours où il me fallait être ailleurs. Ce fut le cas, je me suis mis entre parenthèses, loin de tout, hors tout comme sur une île. Paris permet de se réfugier dans l’extraterritorialité. Pour ne rien vous cacher je n’avais pas envie de poster de chronique, de marquer mon retrait. Et puis, en rentrant de ma péninsule, me replongeant dans « La chambre noire de Longwood », là où je l’avais laissée avant de m’endormir, mes traits de crayon de papier – je souligne beaucoup –m’ont rappelé que je tenais un sujet de chronique. Que faire ? M’y mettre ! Je m’y suis mis comme si aller à votre rencontre me permettrait de quitter ma presqu’île.
Avec Jean-Paul Kauffmann le vin n’est jamais très loin dans ses écrits mais là, dans son superbe livre sur Longwood, dernière résidence de Napoléon déchu, je ne m’y attendais pas. Et pourtant, alors qu’il est invité à dîner chez les Martineau père et fils, les consuls de l’enclave française qu’est Longwood, dans la partie de la bâtisse où logeait le médecin irlandais de Napoléon O’Meara qui sera renvoyé en Angleterre par Hudson Lowe en juillet 1818, je ne m’attendais pas à le voir découvrir « posée sur la desserte, une bouteille de Château-Batailley, millésime 1986. »
« Surgissent les images de l’antique pin parasol qui recouvre presque entièrement la façade du château et la bibliothèque si apaisante du propriétaire Émile Casteja. J’ai toujours été fasciné par la pendule Louis XIV qui trône sur la cheminée. Pourquoi l’effigie du vieil homme tenant une faux à la main me vient-elle à l’esprit ? Peut-être a cause de l’inscription « La dernière minute tue », figure du Temps et de sa loi impitoyable. Le vin n’est-il pas la seule matière vivante qui a su résoudre l’irréparable du temps ? Il ne devient délectable qu’en vieillissant. »
Martineau père au cours du repas ne consent à prendre la parole que pour s’occuper du verre et de l’assiette de Jean-Paul Kauffmann « Alors, ce 1986 de Batailley, qu’en pensez-vous ?
- Excellent. Un peu fermé encore. Belle texture tout de même.
Le commentaire de JPK le divertit.
- Une belle texture ! J’ignorais que le vin eût à voir avec le tissage, ironise-t-il.
- Vous ne croyez pas si bien dire. On parle aussi de la trame d’un vin… Surtout pour le bordeaux.
- Vous savez qu’à Longwood les Anglais ne donnaient à boire à Napoléon que du bordeaux.
- C’est normal, les Anglais préfèrent généralement le bordeaux au bourgogne.
- Oui, mais Napoléon avait, lui, une prédilection pour le bourgogne. En France, il ne buvait que du Gevrey-Chambertin. Avec de l’eau, il est vrai. De toute façon, il ne prisait guère les plaisirs de table.
Martineau père devient plus prolixe et va chercher dans son bureau une lettre de lord Bathurst (secrétaire d’Etat aux colonies) au gouverneur Hudson Lowe où il écrit : « Je sais que Napoléon a une préférence pour le bourgogne mais j’ai de bonnes raisons de croire que ce vin ne supporte pas le voyage : que du bourgogne aigre à Sainte-Hélène, et il jurera que je veux l’empoisonner ! »
- Mais pourquoi cette légende du bordeaux qui voyage mieux que le bourgogne ? questionne Martineau père.
- Ce sont les tanins… Le bordeaux est un vin très tannique. D’où cette dureté quand il est jeune. C’est pourquoi on le faisait voyage en bateau afin qu’il s’assouplisse. Ce Bathurst était un connaisseur…
- Peut-être. Mais c’était aussi une vraie vache. »
Je vous recommande la lecture de « La chambre noire de Longwood » de Jean-Paul Kauffmann publiée par Folio 3083 prix Femina-essai et Grand Prix RTL-Lire 1997.