Entre Jean Pinchon, hobereau normand catholique, issu de l’Agro, nommé par la volonté de Rocard Ministre de l’Agriculture Président de l’INAO, et Jean-Baptiste Doumeng le petit gars de Noé pourvu de son Certificat d’études primaires, membre du PC, ami de Gorbatchev, le « milliardaire rouge », il existait une connivence profonde et sincère dont je puis témoigner. Hommes d’influence, de réseaux, leurs bureaux mitoyens de l’avenue de la Grande Armée, le premier chez Louis Dreyfus, le second chez lui à Interagra, un bon coup de fourchette, un sens du théâtre plus poussé chez Doumeng, un goût immodéré du discours, du verbe, mais surtout un attachement viscéral à leurs origines : normandes à Épaignes avec son troupeau de Charollaises pour Pinchon, Noé pour Jean-Baptiste qui lorsqu’il était à Moscou pour affaires bravait « les interminables attentes téléphoniques pour s’enquérir près de Denise (son épouse) de l’état du ciel à Noé, lui donner des conseils pour les travaux des champs, ou le signal des vendanges ». Ces deux forces de la nature, vrais poids lourds, grands habitués des antichambres ministérielles, amis des puissants de ce monde, bien plus que les poids plumes actuels, qui font du terroir un argument de marketing politique, eux avaient de la glaise aux bottes, tiraient de ce lien viscéral une réelle aura sans pour autant en jouer pour disqualifier leurs interlocuteurs aux Richelieu bien lustrée...
Jean Pinchon (à g.) le 6 juin 2007, remettant les insignes de Commandeur de la Légion d'Honneur à Marcel Bruel le protégé de JB Doumeng
Aux éditions de l’Harmattan le livre posthume « Mémoires d’un paysan » de Jean Pinchon avec une préface d’Edgar Pisani vient d’être publié : j’en parlerai dans une prochaine chronique. De même pour Jean Doumeng je retracerai le parcours de ce personnage aux multiples facettes qui pouvait déjeuner avec Althusser, répondre à des interviewes dans Lui ou bombarder d’œufs le conseil d’administration du Crédit Agricole de son département. Affaires à suivre absolument, mais pour l’heure place aux deux Jean. Comme l’aurait dit mon père comme un poisson rouge barbotant dans l’eau bénite...
« Au cours de ces années soixante, Jean Pinchon, qui gravitait dans la haute finance et les cabinets ministériels, retrouva, chez des amis communs, le Satan paysan des lendemains de la Libération. Naquit entre eux une sympathie spontanée, qui alla s’approfondissant jusqu’à l’affection. Et leurs conversations évoluaient volontiers sur fond mystique, croire et prier.
« Ta foi ignore le pardon, accusait Pinchon.
- Je me pardonne moi-même, répliquait Doumeng.
- Il vous manque, à vous communistes, de ne pas savoir tomber à genoux, de mépriser l’humilité.
- Parce qu’elle se confond souvent avec l’humiliation. »
L’un évoquait la mort de sa mère, l’autre le décès de son père, et rien ne les opposaient en générosité ni en loyauté. Ils communiaient sur le poids et le prix de la parole donnée. Il lui arrivait d’affabuler, convient Pinchon, mais ça le stabilisait, et l’intelligence faisait tout passer.
Les unissait, surtout, dans les miasmes du parisianisme le même atavisme paysan : « Un cul de vache nous fait bander... »
L’Europe se mettait alors irrésistiblement en place, avec l’application, par le général de Gaulle, de ce Marché Commun contre lequel Jean (Doumeng) n’avait cessé de batailler. Il réagissait d’abord, et comme toujours, en paysan. Il voyait, dans la CEE, la condamnation à brève échéance des petites exploitations familiales, impuissantes, avec une compétition impitoyable, à contenir la pression des grandes concentrations de production. Il pressentait aussi la domination industrielle de l’Allemagne, et son inéluctable réunification. En fait, il combattait moins l’Europe en soi, que la façon dont elle se mettait en place, avec des abandons de souveraineté qui le chagrinaient. Son hostilité découlait d’un concept fondamental, le devoir patriotique du paysan, charnellement et sentimentalement jaloux de sa terre. Il croyait ainsi en l’efficacité des vastes échanges coopératifs, plutôt qu’aux vertus d’un marché unique destiné, selon lui, à favoriser le grand capitalisme international. Il n’abdiqua jamais en ce domaine, dénonçant, jusqu’à son dernier souffle, « les absurdités d’une politique agricole commune qui conduisait au gel des terres. ». Et il s’insurgeait au spectacle « de paysans de cinquante ans, en pleine force, préférant une rente de deux mille francs par hectare pour n’y rien produire au risque de perdre de l’argent en travaillant. » Il s’agissait, à ses yeux, d’une désertion impardonnable, et il jugeait scandaleux de voir l’Europe, aux possibilités de production exceptionnelles, limiter ses rendements quand le quart de l’humanité crevait plus ou moins de faim. Il s’indignait d’entendre parler d’excédents au lieu de disponibilités exportables. À ceux qui l’accusaient alors de prêcher pour ses intérêts sur le marché agro-alimentaire international, il rétorquait, avec une superbe qui se justifiait : « Sachez que ce qui est bon pour Doumeng, l’est aussi pour la France. » L’actuel malaise du monde paysan qui s’interroge de plus en plus sur sa survie donne sa pleine valeur à ce donquichottisme rural visionnaire – trop souvent ridiculisé par les passions partisanes (...) »
1992 « Jean-Baptiste Doumeng » Le grand absent chez Milan par René Mauries