Inventeur est pris ici au sens d’inventeur d'un trésor : « Personne qui trouve par hasard un trésor sur le terrain d'autrui et qui acquiert ainsi le droit d'en posséder la moitié. » C.N.R.T.L
Sitôt réceptionné j’entre, bille en tête, dans le Venise à double tour, le nouveau livre que JPK a eu la gentillesse de me faire parvenir.
Son choix d’un appartement dans la Giudecca me va comme un gant : bonne pioche !
« S’offrait à moi la vue la plus saisissante de Venise. Depuis la terrasse presque aussi vaste que l’habitation, on aperçoit quelques-uns des monuments des monuments et édifices dont je me suis entiché depuis ma première visite : la façade des Gesuati (1), les clochers jumeaux de l’Ange Raphaël, l’hôpital des Incurables, les coupoles de la Salute. On découvre aussi Saint-Georges Majeur et les Zitelle. La place Saint Marc échappe à la vue. Je n’en suis pas frustré. »
(1) à ne pas confondre avec les Gesuiti)
Mon rêve : y habiter !
J’écrivais en 2013
« L’île de Giudecca dans le Dorsoduro auquel elle fait face. J’adore ce chapelet de huit petits îlots reliés par des canaux. La « Spina lunga » la longue épine appartient à mon imaginaire. On y trouvait autrefois des maisons de campagne, des champs, des vignes, des couvents puis, au 19e siècle, ce fut un quartier d’usines et d’ateliers où s’installèrent des populations ouvrières. Le symbole, toujours debout et transformé en hôtel, c’est le moulin à farine que construisit en 1895 le Suisse Giovanni Stucky. (2)
Dans mon roman du dimanche en 2011 :
« Nous logions dans un petit appartement du sestiere de Dorsoduro, tout près du Palais Venier dei leoni qui abrite la fondation Peggy Guggenheim. J’aime beaucoup cette langue dure et pointue, plein sud, avec le long et large quai des Zattere qui relie la pointe de la Salute à la gare maritime où, au premier crépuscule comme à l’aurore j’aime marcher. En face, à l’extrémité ouest de la Giudecca, la vue du grand moulin Stucky maintenant transformé en Hilton, avec son architecture de style néo-gothique, construit au tournant du siècle dernier par un minotier mégalomane, Giovanni Stucky, qui fut assassiné en 1910 par l’un de ses ouvriers, par sa masse, sa hauteur, ses tourelles pointues, me fait toujours frissonner. Ici, où que l’on se place, tout est beau, même cet ancien bâtiment industriel, altier, pur, et je me rêve marchand, affréteur de navires pour faire le commerce des épices et des bois exotiques. Nous flânions, nous nous égarions sans jamais nous perdre. Loin des lieux infestés de touristes nous explorions la Venise secrète. Ainsi, derrière le Rialto, j’évoquais, alors que nous passions sur le pont delle Tette pour nous rendre au restaurant Antiche Carampane, dont la traduction littérale signifie « vieilles putes » les courtisanes qui s’y exhibaient les seins nus, pour attirer le client, au temps de la splendeur de la Sérénissime qui préférait encourager ses citoyens à commettre des péchés mineurs et lutter ainsi contre un péché majeur : l’homosexualité considérée comme « un péché contre nature ». Face à sa recrudescence, en 1511, les prostituées firent parvenir au patriarche Contarini une requête pour qu’il prenne des mesures. »
Pourquoi choisir Venise ?
Là, « l’ancien enfant de chœur de Corps-Nuds » pointe déjà le bout de son nez mais je n’en dirai pas plus.
La réponse vient : « Les églises closes de Venise (« églises closes » chiese chiuse), surtout celles qui s’ouvrent de temps à autre, suscitent chez moi un état de frustrations insupportable. »
« Mon séjour à Venise je vais le consacrer à forcer les portes de ces sanctuaires. »
Comment va-t-il faire ?
« C’est une affaire compliquée, sérieuse, étrange, presque inavouable. Jusqu’à présent je ne l’ai révélée à personne. J’ignore où je vais atterrir, je sais que ces sanctuaires morts mettent en jeu le registre du secret vis-à-vis de moi-même. Le secret, mot-clé. Il fait remonter à la surface non seulement ce qui est oublié, mais aussi ce qui a été séparé ou mis à part. L’injonction de lever le voile ! »
« Quête improbable »
« C’est curieux. Au lieu de me chiffonner, cette enquête qui n’arrive pas à démarrer me stimule. »
Note personnelle : comme JPK « je dois presque tout à l’Italie. Une idée du bonheur, mais je n’y ai jamais cru. J’aime la phrase de Bossuet : « Le bonheur est fait de tant de pièces qu’il en manque toujours une. » Comme on dit ici : « Le doge a ses chagrins, les gondoliers ont les leurs. »
« Au bonheur, je préfère l’allégresse que me procure chaque séjour dans ce pays. »
« D’emblée c’est ce que j’ai aimé dans l’Italie, son intimité avec le passé, presque une cordialité, se manifestant avec bienveillance et une simplicité qui jure avec la façon théorique, cérébrale et souvent tourmentée dont nous, Français, considérons le patrimoine. »
Revenons un instant à la Giudecca où JPK a ses habitudes… Il aime se perdre dans le labyrinthe de ses ruelles. Regarder la lagune de l’autre côté de l’île avec son chapelet d’îles.
« Sur ma terrasse, l’omnivoyeur que je suis savoure le panorama. »
« Le bonheur de manger des yeux. Il existe une manducation de la vision, une façon presque mécanique au départ de recevoir les images, de les absorber, de les assimiler non pas seulement pour qu’elles se transforment et comblent l’être, mais aussi pour les partager. Il faut en avoir été privé pour comprendre la portée de ce partage. Une épreuve parmi d’autres pour le prisonnier : avoir les yeux fermés par un bandeau. »
Et l’enquête du commissaire Kauffmann, où en est-elle, me direz-vous ?
« Je tente ma chance partout »
Les campo en déshérence l’attirent : « À Venise ils foisonnent. J’aime y rôder. Rôder n’est pas flâner. Le flâneur est un gentleman qui se promène sans hâte et se complaît dans une douce inaction. Le rôdeur est un dévoyé au comportement suspect. À la différence du flâneur qui va à l’aventure sans demander son chemin, le rôdeur veut constamment vérifier où il se trouve. »
« Ce n’est pas ton genre d’abandonner. » Joëlle Kauffmann
« Joëlle me rappelle à quel point ces églises font écho à mon dressage catholique. »
« Et cette façon d’avoir listé les sept péchés capitaux ! Ce sont tout de même ces vices qui mènent le monde. Reconnaissons aussi que, à part l’avarice et l’envie – deux passions tristes –, ils donnent du sel à notre condition humaine. Voilà pourquoi je me sens lié à cette religion. La rémission des péchés est une invention géniale. Il n’y a aucune faute, aussi grave soit-elle, qui ne puisse être remise. Avec le catholicisme, on trouve toujours des arrangements. Quiconque=que commet une faute sait qu’il sera accueilli à bras ouverts et reconnu en tant que pêcheur. La vraie indignité n’est pas d’enfreindre, mais de prétendre n’avoir pas enfreint. C’est Paul qui le dit : le péché véritable est de se croire pur, infaillible. »
JPK est mon aîné, né juste avant le baby-boom...
Dans Venise à double tour, à mon avis, il nous ouvre en grand la porte du JPK intime, tout comme ces portes d’églises fermées de Venise qu’il veut obstinément pousser. Le titre de cette chronique s’inspire de celui d’un titre de film : Dans la peau de John Malkovich de Spike Jonze (1999)
Et pour lui tout a commencé dans son église paroissiale « … où, enfant, tôt le matin, je servais la messe à deux reprises, la première étant dite par l’abbé, la seconde interminable, par le curé. Les deux services étaient devenus pour moi une corvée.
Alors, le jeune JPK, rêvait : « Cet ennui a fondé l’homme que je suis devenu. Dans les interstices de ce rituel, mon esprit s’introduisait et parvenait à prendre son envol. Rêver, rêvasser, je ne faisais pas de différence. Et laisser l’imagination, ce n’est pas ne rien faire. La tête dans les nuages, j’étais en fait très actif (…) Sorti de l’église, dans ma vie normale d’enfant, j’étais incapable d’atteindre cet ailleurs qui m’a constitué.
« L’aptitude à la solitude en même temps qu’à sortir de soi, une certaine expérience contemplative, bref, l’apprentissage de l’autonomie, je l’ai apprise dans une église de style néo-byzantin construite à la fin du XIXe siècle… »
S’il me permet ce clin d’œil à notre goût commun pour le vin, c’est son « pied de cuve » à JPK.
Enfant chœur, rêveur, rêvasseur, aptitude à la solitude en même temps qu’à sortir de soi, le petit vendéen que je suis ne peut qu’y être sensible même s’il a pris un autre chemin que JPK.
Lacan (La Vie avec Lacan, Gallimard, « L’Infini », 2016 Catherine Millot), Sartre (La Reine Albemarle ou le Dernier Touriste Gallimard, 1991), Morand (Venises Gallimard 1971, « L’Imaginaire » 2004) … Hugo Pratt…
L’ami Lautrec, pourquoi Lautrec ? Car Toulouse avec un z : ICI
Le Gran Vicario, le Cerf noir, Cerf Blanc… L’indispensable Alma... La discrète Joëlle...
« C’est curieux. Au lieu de me chiffonner, cette enquête qui n’arrive pas à démarrer me stimule. Je crois en avoir trouvé explication dans la nature hors du commun de cette ville. En fait, elle ne crée aucun temps mort. Aucune pause. Le spectacle de la beauté requiert le passant de partout… »
« Je tente de lui décrire l’objet de mes recherches. Il ne comprend pas mes intentions, ce qui n’est guère étonnant, elles ne sont jamais caractérisées par leur intelligibilité. J’ai toujours l’impression que mes explications sont fumeuses. Elles le sont d’ailleurs dès que je m’exprime. Á l’oral, je pars dans tous les sens. Je submerge mon vis-à-vis sous un flot de justifications, craignant qu’il ne saisisse mal le sens de ma démarche. J’ai beau faire, je donne l’impression de me disculper. »
« Le travers qui consiste chez moi à essayer de me projeter dans la conscience d’autrui et de me mettre à la place de mon interlocuteur, de supputer ce qu’il pense, ce qu’il veut, ce défaut me joue, il est vrai, parfois des tours. Pathologie relevant plus de la curiosité que de l’altruisme ou d’une nécessité morale. Cette illusion de se croire apte sinon à se substituer à l’autre, du moins à prétendre l’interpréter, m’expose parfois à des bévues et des contresens, mais je ne puis m’en empêcher. C’est une maladie, mais une maladie dont je ne souhaite pas être guéri. »
Et puis, une offre inopinée bouscule ses plans « elle ressemble presque à une frustration, une impression de trop grande facilité qui provoque un malaise. La vérité est que je suis pris au dépourvu. »
« C’est triste à dire, mais j’ai besoin de la difficulté. Les complications me stimulent. Il me faut être empêché pour que je m’accomplisse – enfin, jusqu’à un certain point, je en suis pas masochiste. »
« Ma cible, ce sont les sanctuaires inflexibles, les inapprochables, les impossibles, les coriaces, non les arrangeants, ni la catégorie des à-moitié. »
JPK réclame l’inattendu.
Mais, « J’en viens à regretter l’époque où je m’égarais dans les calle et campi, un bonheur à Venise parmi tant d’autres.
Peut-être ai-je perdu un peu de mon innocence vis-à-vis de cette ville. »
Mais « ce n’est pas en baguenaudant dans Venise que je vais me faire ouvrir les églises fermées. »
- On dirait que vous prenez un malin plaisir à enregistrer toutes les difficultés que vous avez rencontrées et à glorifier vos échecs. Le Cerf blanc
« Depuis toujours, j’ai préféré le combat à la victoire Il y a une telle tristesse dans l’accomplissement de ce que l’on désire. La constatation que le but est atteint. Il n’y aura plus rien après. Une part d’inachevé, voilà qui donne à la réussite sa vraie mesure. »
Oui JPK je suis sans peine venu à bout de cette Venise à double tour mais, comme votre livre est d’une telle richesse, d’une telle sensibilité, d’une telle érudition, pour cette chronique j’ai choisi un angle, celui qui, d’une certaine façon, me reliait à vous, et je m’y suis tenu car il m’a semblé que, moi aussi, je me devais de laisser les portes de votre livre fermées, verrouillées, comme celles de vos sanctuaires inflexibles.
Oui JPK, « Un livre, s’il ne vous reste que la surprise d’une image, une fragile présence au monde, un trait inédit chez un personnage, c’est déjà gagné. »
Oui JPK je ne suis pas sorti indemne de votre livre, les dégâts collatéraux, comme le dit la novlangue, sont mon secret…
Je suis plus Hugo Pratt que JPK : un baguenaudeur tendance ramier :
« Ce qui passionnait Pratt, c’était la ruelle étroite cachant un passage secret, la porte dérobée derrière une colonne, le signe cabalistique au-dessus d’une entrée ou sur un puits, détails absolument visibles par tous, évidents, mais que personne ne voit faute de curiosité, de sens poétique. »
Le 6 juillet 2011 je notais dans une chronique :
« Prendre du recul, partir d’un coup d’aile, se retrouver, dans le grouillement de la cité des Doges gorgée de touristes étiquetés, bruyants et errants en bandes derrière des guides, obsédés du cliché débile, c’est pour moi faire retraite. M’isoler. Nul paradoxe dans ce choix car à Venise, hormis ses monstrueux nœuds touristiques, il est facile de se perdre, de se retrouver seul ou presque. Pas de voitures ! Ici l’Histoire est partout, il suffit de lever le nez, de se poser, de regarder, de pousser des portes, de flâner. C’est un luxe j’en conviens mais je l’assume sans aucune espèce de contrition.
Alors, oui, je vais au gré de mes intuitions qui ne sont pas, loin s’en faut, exclusivement nourries par le vin. Mon parti c’est celui de la curiosité sans exclusive. Lorsque je pars à Venise ce n’est pas pour écumer les bars à vin, les cavistes pour dresser la cartographie de l’offre des vins italiens. Pour ne rien vous cacher dans la cité des Doges je me gave d’abord de peinture : du Tintoret à Marcel Broodthears en passant par Jackson Pollock et Maurizio Cattelan. Dans les églises, les palazzo, les expos à chaque détour de calle… »
12 août 2016
En 1593, hors le Ghetto de Venise le cimetière de San Nicoló di Mira était cultivé en jardin potager et en vignoble. ICI
Bref, tout ça pour vous dire : achetez et lisez Venise à double tour
Notes en bas de page
- J’aurais aimé titrer : Palma le jeune, le peintre fétiche de JPK, « il est comme le persil, on en met partout. »
- Me dire que, tout comme JPK, le 25 septembre 1984, j’aurais pu assister, dans l’église San Lorenzo, à l’acoustique exceptionnelle, à la première de Prometeo de Luigi Nono, Claudio Abbado dirigeait l’orchestre, Renzo Piano avait conçu la scène miarche, mi-nacelle. En effet, je négociais avec les collaborateurs du Ministre italien de l’agriculture, Filippo Maria Pandolfi fin lettré et ils ne m’auraient pas refusé ce menu plaisir.
- Thèmes de futures chroniques : la pierre d’Istrie, le tact « l’air de ne pas y toucher », le peintre Hundertwasser et son jardin d’Eden.
- Pour la sprezzatura c’est fait ICI
- (2) Giovanni Stucky connut un destin tragique…. Il fut assassiné par un de ses ouvriers…
« Au dernier moment je décidai de prendre le vaporetto de la ligne blu d’Aliguna car je venais de recevoir un sms d’un vieux complice du temps des années de plomb qui séjournait à l’hôtel Hilton Stucky sur l’île de Giudecca dans le Dorsoduro auquel elle fait face. J’adore ce chapelet de huit petits îlots reliés par des canaux. La « Spina lunga » la longue épine appartient à mon imaginaire. On y trouvait autrefois des maisons de campagne, des champs, des vignes, des couvents puis, au 19e siècle, ce fut un quartier d’usines et d’ateliers où s’installèrent des populations ouvrières. Le symbole, toujours debout et transformé en hôtel, c’est le moulin à farine que construisit en 1895 le Suisse Giovanni Stucky. C’est un grand bâtiment de briques que la ville accepta sans approuver aucunement son style de construction. Moi je l’aime et lorsque j’avais séjourné sur l’île dans les années 70 le Moulin Stucky, fermé en 1954, était une friche industrielle. Le chantier naval travaillait encore mais déjà la Giudecca était investie par une population, se voulant underground, qui allait chasser petit à petit les ateliers et les ouvriers. L’île est maintenant très bobo avec encore quelques traces d’une population populaire. Pour la petite histoire, Giovanni Stucky connut un destin tragique…. Il fut assassiné par un de ses ouvriers… L’article d’un journal suisse daté du 28 mai 1910 relate le drame :
«M. Giovanni Stucky, grand industriel, d’origine suisse, a été assassiné samedi à Venise, sur le palier de la gare.
M. Stucky, né à Venise, en 1843, d’un père suisse allemand et d’une mère vénitienne, avait créé la première minoterie électrique de Venise, il y a 25 ans. Après avoir assisté samedi à une séance du conseil municipal, M. Stucky s’était rendu à la gare pour y prendre le train de Portogruaro, où l’attendait sa famille ; mais, à peine avait-il mis pied à terre, qu’un ouvrier meunier, nommé Bruniera, se précipitait sur lui et avec un rasoir lui tranchait la carotide. Stucky s’affaissa sur le sol, baignant dans son sang, et ne tarda pas à succomber. On parvint peu après à arrêter l’assassin. Bruniera, ancien ouvrier de la minoterie, avait été condamné récemment à 6 mois de prison pour menaces de mort contre la famille Stucky. Il estimait avoir été lésé dans le règlement de l’indemnité d’une assurance, à la suite d’un accident qu’il avait subi»