Baldassare Castiglione, huile sur toile, 82 x 67 cm, Raphaël (Paris, musée du Louvre) ; Frontispice de Il libro del cortegiano, Venise, Aldus, 1528.
Dans son livre au titre au titre provocant Phénoménologie de la Mayonnaise, Luka Novak à partir d’une relecture d’À vau-l’eau de Huysmans, dont le héros (Folantin) déambule dans un Paris culinaire, en quête de sens, retrace les étapes qui ont marqué la suprématie de la gastronomie française, puis l’émergence des cuisines du monde, avant que ne soit consacrée la fusion food, propre de la mondialisation et de la culture hipster. La mode du fooding, qui s’est imposée grâce à une sprezzatura brooklynoise et à la starification des chefs, a effacé ce qu’il y avait d’innovant dans les différents arts culinaires, pour laisser place à une reproductibilité à l’infini des plats, dont le toast à l’avocat partagé sur les réseaux sociaux est le symbole.
Serions-nous arrivés à un degré zéro de l’âge gastronomique ?
Le terme sprezzatura est apparu pour la première fois dans Il Cortegiano Le Livre du courtisan, écrit par l’Italien Baldassare Castiglione en 1528. Il définit la sprezzatura comme la capacité à « user en toutes choses d’une certaine nonchalance, qui cache l’artifice, et montre ce qu’on fait comme si cela était venu sans peine et quasi sans y penser ».
« Il s’agit d’une insouciance voulue, développée par les courtisans de la Renaissance pour plaire au souverain sans que celui-ci n’en prenne conscience ou même s’en méfie. »
Le cortegiano du Cinquecento s’enveloppait d’une certaine désinvolture dont nul ne perça les fondements. Il s’habillait studieusement chaque matin et passait des heures à sa toilette uniquement pour n’en rien paraître. Il charmait les courtisanes par son art d’exceller en conversation, fascinant les convives par sa spontanéité apparente. Bien sûr, le cortegiano ne laissait pas percer toutes les heures nocturnes qu’il passait à lire et à étudier Cicéron, Horace et Virgile pour en tirer ses bravades. »
« Le véritable art est celui qui ne paraît pas être de l'art, et on doit par-dessus tout s'efforcer de le cacher, car, s'il est découvert, il ôte entièrement le crédit et fait que l'on est peu estimé »
« Et, comme l'abeille dans les prés verdoyants va toujours cueillir les fleurs parmi les herbes, ainsi notre courtisan doit cueillir et voler cette grâce à ceux qui lui sembleront la posséder, et prendre à chacun ce qui chez lui est le plus louable (...) »
Quelques extraits (lire le l’intégralité du livre est bien évidemment préférable mais j’espère vous inciter à l’acquérir) :
« Avec la montée du mouvement foodiste, comme on appelle le mouvement des foodies, cette nouvelle race de flâneurs bobos qui consacrent leur vie à hanter les bars à potages, à débattre sans fin de leurs vertus respectives et à chercher à les reproduire chez eux, le hamburger lui-même, ce symbole de la démocratisation rapide et stupide de l’alimentation, devient un objet d’étude et d’attention pour les gourmets. »
« Comme Folantin, en quête de nouveaux repas à peine acceptables, passa de mauvais gré sur la rive droite, la scène foodiste de New-York des années 2010 franchit le pont pour s’installer à Brooklyn. Gigantesque quartier de New-York, jusqu’alors réservé aux tribulations des héros louches d’un Paul Auster, aux émigrés italiens, juifs et russes opérant dans les restaurants de périphéries, rêvant de faire fortune à Manhattan…
Brooklyn devient à présent laboratoire à hamburgers.
La mode des hipsters, à barbes, petites chapeaux et chemises à carreaux… continue à définir notre époque tout en posant les fondements d’une ère gastronomique. La ruée vers l’or de Brooklyn commence avec l’expansion de la cuisine américaine décontractée, celle du barbecue, qui coïncide avec la montée rapide des réseaux sociaux.
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À l’image des vendeurs ambulants de l’Italie et du Proche-Orient, mais aussi des poussettes à hot-dogs de Manhattan, une multitude de boîtes à hamburgers et de camions à frites, encombrés de viandes grillées, rôties et bouillies, mais aussi de choix végétariens (et de plus en plus vegan), font irruption dans les quartiers de Brooklyn…
Derrière cette armada de vendeurs ambulants se cachent une philosophie hautement réfléchie et un marketing technologiquement très avancé, propulsé par les réseaux sociaux et développés dans les laboratoires de la Silicon Valley. Nous avons affaire à une sprezzatura sans précédent dans la culture du continent nord-américain.
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Les hipsters doivent beaucoup à Thoreau. L’agriculture durable, le refus de l’agroalimentaire, la tenue Timberland, le retour aux sources, tout cela Thoreau le professa avec panache. On lui reproche son hypocrisie : celle d’avoir mené une vie compliquée prétendument simple. Car il ne s’agit pas dans Walden d’un choix de vie ou d’une existence spontanée, dérivant d’une inclinaison instinctive ou d’une poussée existentielle, mais bien au contraire d’une recherche bien documentée, illustrée par des calculs et des preuves presque scientifiques avec but de fournir et produire une vie semblant naturelle et pure. Une sprezzatura qui ferait rougir maint bobo derrière son caddie à chichis vegan.
Brooklyn devient ainsi un Walden urbain, construisant un mini monde qui se reflète dans les réseaux sociaux de la planète…
Plus au nord encore, l’État de New-York avec ses plaines, champs et rivières fait office de bassin agricole où les apprentis paysans cultivent des produits bio pour vendre leurs récoltes à prix d’or aux hipsters brooklynois…
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Il n’y a plus de bornes, les frontières sont abolies et la vague du romantisme éclairé traverse l’océan pour éclabousser le Vieux Continent. La mode du foodisme et des agriculteurs savants se répand en Italie et en France, et cherche à déstabiliser le système de la grande distribution, fondé sur des postulats d’un cartésianisme toujours ancré dans une logistique et un marketing rationalistes aussi prévisibles qu’insouciants d’une éthique quelconque. Mais elle en est loin, car les grandes surfaces ne font qu’abuser de cette vague foodiste pour renforcer encore leur monopole en attirant leur nombreuse clientèle avec des produits de classe, de « goût », de niche et de soi-disant « artisanat ».
En France, l’heure est à la bistronomie. Ce phénomène, désormais canonisé et devenu inflationniste, apporte aux bistrots du début du millénaire un développement révolutionnaire.
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Le normcore, cette « vogue » où être ou paraître normal fait figure de déclaration, fait irruption dans la mode, la musique et la cuisine. Soudainement, une vague de gens « normaux » ne promet aucune révolution ni aucun changement. Elle est tout simplement. Mais, conformément à l’idée de la sprezzatura, il s’agit d’une normalité préméditée et consciemment réfléchie. »
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Avec leur utilisation de la technologie, leur individualisme égoïste, leur expression (politique comprise) par smartphone, les Millennials croient tout savoir et tout bousculer, les foodistes esthétiser, les artisans de la bière révolutionner, les agriculteurs éclairés déstabiliser. Mais en vérité, la génération Y avec son omniscience autoproclamée est loin de « débaser » quoi que ce soit…
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La génération Y, au contraire, se fond encore plus intensément et invisiblement dans les rouages du corporatisme. Poussée par le cosmopolitisme et le diktat des réseaux sociaux, elle se laisse intégrer par les systèmes colossaux de la Silicon Valley et en assure leur reproductibilité. Loin de rejeter le contrôle de Big Brother, en partageant des tweets de romantisme éclairé au croque-avocat, elle renforce la position d’une éthique de travail protestante et, par une sprezzatura prônant une accessibilité factice de contenus illimités, elle souligne la position d’hégémonie des quelques géants de l’Internet. Un copyleft, assurant la domination du copyright par la nonchalance simulée de ses évangélistes.
Raphaël était probablement lié avec Baldassare Castiglione depuis 1506 environ, alors que tous deux étaient encore au service du duc Guidobaldo d’Urbino. Cette cour était alors le centre culturel de l’Italie. Castiglione lui a érigé un monument littéraire dans son traité en forme de dialogue, Il libro del cortegiano (Le parfait courtisan), commencé en 1508 et imprimé en 1528, un an avant sa mort. Dans ce livre, il démontre l’art de la conversation humaniste, élégante et aisée, avec de nombreux exemples. Castiglione conçoit en outre un code d’usages destiné à l’homme de cour, au noble englobé dans la configuration de la cour, dont on attend à la fois noble réserve et maîtrise des sentiments, ce qui doit s’exprimer par des manières fines, dignes et modérées. Il attend en outre du courtisan des connaissances et des dons dans le domaine de l’art, de la musique et de la littérature, ainsi que la maîtrise athlétique du corps pour ce qui est de monter à cheval, de manier les armes et de danser. Castiglione pense également que les vêtements raffinés, qui doivent être sombres selon l’exemple de la mode bourguignonne et donc éviter les couleurs vives et colorées, font partie du style de vie noble.
Le portrait de Castiglione se caractérise par une tonalité douce tendant à la monochromie: la palette limitée correspond manifestement tout à fait aux exigences esthétiques de la personne représentée, au rejet de tout ce qui est bruyant et maniéré, de toute auto-stylisation excessive. Castiglione porte les vêtements qu’il recommande dans son traité. Le corps légèrement tourné vers la droite, Castiglione, dont le visage barbu est encadré par un bonnet noir fendu et un col relevé, lance au spectateur un doux regard à la fois sérieux et amical. Les mains, qui sortent des rabats noirs des manches en velours gris, bouffantes jusqu’aux épaules, sont croisées et expriment à la fois la maîtrise de soi aristocratique et la maîtrise des sentiments.