La focalisation sur la violence dans la rue, de l’affrontement entre « enragés » er forces de l’ordre, des barricades, des voitures brûlées, des jets de pavé, lacrymogènes… a occulté l’un des marqueurs fort de cette période agitée : la libération de la parole.
Si l’on souhaite vraiment saisir l’esprit de mai 68, ne pas se contenter de brasser des images éculées, de récupérer cet étrange moment, soit pour lui faire porter toutes les dérives de notre société, soit pour habiller de neuf des petits blocages de faculté, il faut se mettre dans la tête que la masse des étudiants était dans le mouvement, sans lien politique estampillé, que ce fait majoritaire, qui reçut l’approbation dans un premier temps de la majorité des parents, de l’opinion publique, explique largement le désarroi du pouvoir, tout particulièrement du chef de l’État, le général de Gaulle, il faut lire le petit livre (par son épaisseur) de Maurice Grimaud, préfet de police de Paris en mai 68, Mai 68 Mémoires, réédition de En mai, fais ce qu’il te plaît paru en 1977.
C’est le témoignage capital, honnête, de ce temps éruptif, irrationnel, par un haut-fonctionnaire à la fois classique et atypique. Pensez donc :
« L’ancien khâgneux était hanté par l’histoire. Il n’entendait pas rééditer les funestes errements qui, de 1848 au 6 février 1934 en passant par la Commune de 1871, avaient ensanglanté le pavé parisien. »
« Plus que d’autres sans doute, il mesurait qu’une étincelle suffit parfois à embraser la poudre. Maurice Grimaud s’évertua donc à déminer les situations compliquées. Sillonnant Paris à bord d’une discrète 4 CV, engageant le dialogue avec les manifestants, sacrifiant à la tournée des popotes pour réconforter les policiers épuisés, il rechercha d’autant plus le contact qu’il comprenait tant le malaise d’une police qui doutait que les aspirations d’une jeunesse qui clamait son insatisfaction. »
Exemple page 103
« Nous remontâmes ensemble une partie du boulevard où paraissait s’instaurer une trêve entre les combattants. Notre petit groupe, en tenue civile, attira l’attention des jeunes qui participaient un instant plus tôt aux échanges de projectiles, et bientôt nous étions entourés de visages juvéniles et passionnés, un peu surpris de découvrir que parmi ces journalistes de leur âge ou presque, le monsieur plus âgé en veston sombre et cravate était le préfet de police.
Ainsi commença le premier dialogue « sur le terrain » avec ceux que j’allais retrouver bien des fois pendant toutes ces semaines. Le fait que j’étais seul et sans protection ôtait, je pense, l’envie d’insulter le représentant de l’ordre public, et je dois dire que pas une fois, dans ces rencontres inopinées ou provoquées, je ne fus injurié. Le ton était souvent très vif et l’on me reprochait le comportement des forces de police ou l’interdiction que j’avais proclamée de certains périmètres, mais du moins dialoguions-nous. Ce jour-là, c’est précisément sur ce thème que j’étais interpelé : « Pourquoi interdisez-vous les manifestations ? Pourquoi interdisez-vous l’accès à la Sorbonne ? Le quartier Latin, c’est notre quartier. » Je leur expliquais que je n’avais pas l’intention de leur interdire à demeure ce périmètre et que je restais particulièrement résolu de la liberté de manifestation, mais que j’avais dû, ce jour-là, assurer à la demande des autorités académiques, la sécurité des abords de la Sorbonne où siégeait le conseil de discipline.
Bientôt la discussion enchaîna sur le maintien de l’ordre et les brutalités de la police dont ils me faisaient le reproche en termes véhéments. Je leur fis observer que la violence était également de leur côté, et que c’était bien des rangs des étudiants qu’étaient venus les premiers coups, aujourd’hui comme l’autre jour, quand notre brigadier avait reçu un pavé sur le crâne, le laissant entre la vie et la mort. Nous discutâmes ainsi un long moment, et, me souvenant qu’à leur âge j’étais de leur côté face à la police, j’ajoutai : « Et puis, parmi vous il y en a peut-être un qui sera préfet de police. Eh bien, il faudra lui aussi qu’il fasse son métier et qu’il assure, à son tour, l’ordre dans les rues de Paris ! » Puis je leur ai proposé que notre discussion reprenne ailleurs que sur la place Maubert. »
Il en fut ainsi à Paris comme à Nantes où nous dépensions beaucoup de salive et de conviction pour convaincre les bourgeois de la Place Graslin de la justesse de notre combat.
Avec l’élection de Macron, il est de bon ton d’opposer l’ancien monde au nouveau, mai 68 fut d’une manière hystérisée un basculement, une forme de libération, tout particulièrement celle de la parole.
La notoriété au service d’une stratégie
Maurice Grimaud s’est donné l’image d’un préfet moderne mais aussi d’un homme de terrain. Pendant Mai 68, il en conforte les caractères. Quasi quotidiennement, il va ainsi dans la rue inspecter le dispositif de sécurité, mais apparaît aussi, du côté de la place Maubert ou du boulevard Saint-Germain, pour répondre aux questions des journalistes. Il observe, à propos de la radio et à la suite de la décision du gouvernement, le 23 mai, d’interdire l’accès aux manifestations des reporters radio des postes périphériques, Europe n° 1 et RTL :
« Je crois (…) que ce moyen irremplaçable d’information doit être utilisé également par les responsables de l’ordre public pour expliquer les actions, dénoncer les excès, calmer et rassurer les esprits. Lorsqu’il m’arrivait d’y recourir, les échos qui m’en revenaient me montraient que nous étions loin d’être perdants sur ce terrain-là »
En mai 1968, l’attitude modérée de Grimaud a imprégné les esprits. Comme l’écrit Jacques Fauvet dans Le Monde, le 29 mai : il « est un des rares responsables, sinon le seul, qui, depuis le début des manifestations du Quartier Latin, ait fait preuve de sang-froid et su trouver les mots justes pour s’adresser aux étudiants. La capitale lui doit sans doute beaucoup ». L’appréciation n’est pas isolée.
Le 17 juin, dans un article intitulé « Maurice Grimaud, le Fer et le Velours », La Croix observe :
« Main de fer, peut-être, gant de velours, sûrement. Des nerfs d’acier aussi, pour garder la tête froide au milieu d’une atmosphère explosive que le moindre faux pas risquait de transformer en tragédie. Pour ses hommes, pour les Parisiens, et même pour ses adversaires du moment, le sourire de Maurice Grimaud a été synonyme de courage dans l’accomplissement d’un devoir ingrat et périlleux. »
« Le 22 avril, 1977, avec la publication de son livre, En mai, fais ce qu’il te plaît, Maurice Grimaud est convié à un numéro de l’émission télévisée Apostrophes, resté célèbre par son caractère spectaculaire, puisqu’il s’agit, pour Bernard Pivot, de faire dialoguer Maurice Grimaud avec Daniel Cohn-Bendit.
Avant l’émission, Cohn-Bendit avait jugé que le livre tournait à l’offre de services au gouvernement de gauche à venir (on s’approchait, en effet, des élections législatives de mars 1978).
Aussitôt, Grimaud avait répondu, avec humour : « Ce n’est pas gentil de me promettre un destin aussi funeste qu’un ministère de l’Intérieur
Bref, pour Pivot, il était trop tentant de montrer un échange entre les deux symboles de Mai 68 qui, jusqu’ici, ne s’étaient jamais rencontrés, aux dires de l’un comme de l’autre. Seul hic : l’impossibilité pour Cohn-Bendit, toujours interdit de séjour en France, d’être physiquement présent sur le plateau. Qu’à cela ne tienne, Pivot met en place un duplex depuis Genève et, grand metteur en scène, fait apparaître son visage dans un téléviseur placé sur le fauteuil que le leader de 68 aurait dû occuper. L’émission fait beaucoup parler et, dans Le Monde, Jean-Marc Théolleyre observe :
« Tout de suite après le journal de 20 heures, Bernard Pivot avait alléché les téléspectateurs d’Antenne 2 : « Quelque chose qu’il ne faut surtout pas manquer. »
On était prêt à le croire. Maurice Grimaud, le préfet de mai 68, face à Daniel Cohn-Bendit, même si ce jovial affreux jojo au visage à la Giotto un peu empâté se trouvait contraint au duplex depuis Genève, même à neuf ans d’écart, cela reste, en principe, une bonne affiche. (…) Le préfet avait gardé sa courtoisie, sa politesse, son habileté. L’exilé savait faire alterner la dialectique et l’humour. (…)
Habileté de M. Grimaud ?
D’entrée, cette manière de déplorer que son « adversaire soit encore contraint à l’exil, comme s’il risquait de mettre le feu en France », comme si, surtout, nous n’avions pas signé ces accords d’Helsinki sur la liberté de circulation des idées et des hommes si volontiers mis en avant dans d’autres occasions.
Comment l’autre pouvait-il mordre après cela ?
Comment aurait-il trouvé la parade sinon la pirouette, le défi ?
Et ce fut l’annonce tout tranquillement d’une arrivée à Paris le 8, le 9 ou le 10 mai – « pour l’anniversaire bien sûr » –, mais en ajoutant avec élégance que ce serait pour une visite à M. Grimaud. Première manche donc au préfet. »
Maurice Grimaud, le préfet médiatique par Christian Delporte
Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Christian Delporte est membre et ancien directeur du Centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC), spécialiste de l'histoire des médias et de la communication politique. Il a publié récemment : Une histoire de la séduction politique (Flammarion, 2011) ; Les grands débats politiques. Ces émissions qui ont fait l'opinion (Flammarion, 2012) ; Come back ou l'art de revenir en politique (Flammarion, 2014).