Passer des sandwiches pourris arrosés de café jus de chaussettes au caviar à la louche sur pain toasté dégusté entre deux verres de vodka frappée bus cul sec faisait partie de leur ordinaire. Ils l’assumaient, sans état d’âme car le temps qu’ils vivaient essorait les derniers relents d’une France moisie et, chacun sur leurs territoires, leurs « camarades » de la GP en rupture temporaire de classe, et les « coquins » de la sphère politico-immobilière escaladant l’échelle sociale à grandes enjambées – un peu à la Chaban gravissant les escaliers – participaient à l’extraction du jus du bubon. Le marxisme-léninisme et son dernier avatar le maoïsme, victime de la surpâture collectiviste qui transforme les individus en « protégés » de l’Etat incapables de se prendre en charge, entrait en une longue phase terminale alors que la société de consommation, elle, vivait une adolescence chaotique.
Le plus extraordinaire au cours de cette période où se mêlaient le plomb des enragés et l’or pétant des parvenus sur le fond mou d’une classe moyenne désintégrant de l’intérieur ce que les hiérarques néostaliniens du PC, assujettis à la nomenklatura soviétique, et leurs permanents de la CGT, continuaient de qualifier de classe ouvrière, fut le délitement de l’influence de église catholique de France à la fois sur les élites et surtout sur le petit peuple. Les séminaires se vidèrent. Toute une génération de prêtres défroquait. L’irruption du sexe-roi et de l’amour libéré par la pilule autorisée par la loi Neuwirth du 27 décembre 1967 mettaient à mal la chape de sujétion pesant sur les femmes depuis des millénaires. Elles bossaient, revendiquaient le droit de faire des enfants à leur guise, de disposer de leurs corps, de divorcer, de ne plus assurer seule l’élevage des enfants et les tâches ménagères, sapant ainsi les derniers supports de la cellule familiale. Le pompidolisme, avec son enrichissez-vous débridé, ouvrait la voie du déclin des grandes citadelles du contrôle social du peuple : l’Église et le PC. Et pourtant, pour ce dernier, le score mirobolant du pâtissier stalinien Jacques Duclos à l’élection présidentielle de 1969, 4 808 285 voix, 21,27% des exprimés, faisait illusion. Le fiasco du couple improbable Deferre-Mendès-France y était certes pour beaucoup mais les masses amorçaient lentement le grand virage qui allait mener une partie d’entre-elles dans les bras de Jean-Marie Le Pen. Mitterrand achèverait le travail du côté gauche, Giscard lui, avec son libéralisme avancé, le ferait à droite du côté des bien-pensants quelque peu médusés.
Le dernier exploit en date de l’avant-garde éclairée et agissante du prolétariat fut un raid des maoïstes de la gauche prolétarienne, l’attaque spectaculaire de l’épicerie Fauchon, place de la Madeleine le 8 mai 1970. Après avoir immobilisé les vendeurs, ils entassèrent dans de grands sacs des blocs de foie gras truffé, des alcools fins, des pâtés en croûte, des marrons glacés qu’ils distribuèrent le lendemain dans des bidonvilles et foyers de travailleurs de Saint-Denis, de Nanterre et d’Ivry-sur-Seine. Leurs slogans : « Récupérons sur les patrons le fruit de notre travail », « on a raison de voler les voleurs ». Une étudiante, membre du groupe de « partisans », Frédérique Delange fut coincée dans le magasin et arrêtée. Incarcérée dans la prison de la Petite-Roquette, Elle fut jugée le 19 mai 1970 et condamnée à plusieurs mois de prison. La Cause du peuple du 23 mai rendit hommage à la jeune condamnée Frédérique Delange : « Et depuis le procès scandaleux, l’action chez Fauchon est un exemple à un autre titre : notre camarade Frédérique a manifesté un courage très simple. Elle a donné une image claire du jeune partisan. » Quand Sartre, sur RTL, affirmait que « l’existence même de Fauchon est un scandale » ça plaisait à la Rive Gauche et aux grands bourgeois qui adorent se dédouaner en applaudissant les Robin des Bois, ça énervait la CGT de Billancourt, et surtout ça inquiétait la France des rentiers. La stratégie de Marcellin, le nouveau Fouché du régime, par l'entremise de ses supplétifs encartés de la cellule MR, dont nous étions, et de ses barbouzes du SAC, qu’Armand fréquentait, consistait à jouer de la peur en agitant les marionnettes de la GP, dont j’étais aussi. Assez bizarrement, l’opinion publique, jugeait avec indulgence le raid de la GP chez Fauchon, sans doute parce que, pour une fois, en distribuant du foie gras dans les bidonvilles, les intellos touchaient le côté abbé Pierre des français que Coluche et le Téléthon viendront amplifier lorsque viendra le temps des nouveaux pauvres.