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11 novembre 2011 5 11 /11 /novembre /2011 00:09

Comme prévu voici un extrait de l’excellent ouvrage d’Eugen Weber « La fin des terroirs » chez Pluriel dont je vous parlais hier. Il concerne le vin. Prenez le temps de le lire car il évoque un temps pas si lointain : la fin du XIXe siècle qui permet de mieux comprendre l’ouverture de la séquence que je qualifierais « du gros rouge national », la fameuse « boisson totem »  de Roland Barthes dans Mythologies qui après son apogée entre les deux guerres entamera son déclin au détour des années 70 pour sombrer lentement jusqu’à la fin du XXe siècle. L’irruption des vins de cépages de grand volume ne sera qu’une pure substitution dans un autre univers. Bonne lecture !

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« Il reste à examiner un autre symbole du changement : le vin. Une fête sans lui serait incomplète ; et le vin, tout comme la viande, fut pour les paysans l’un des fruits de la modernisation, un don de la Troisième République. Quand Adolphe Blanqui effectua son enquête en 1850, les trois cinquième de la population n’en consommaient pas. On se plaignait certes beaucoup de l’ivrognerie, mais il s’agissait d’eau-de-vie, non de vin. Très bon marché, l’alcool distillé localement était un produit des mauvaises conditions de transport ; on en but moins dès que les communications s’améliorèrent. Il y avait une autre source d’ivrognerie : le manque de familiarité avec les liquides que l’on ingurgitait. Les Bretons, par exemple, acquirent très tôt dans toute la France la réputation d’alcooliques abrutis. Mais les observateurs impartiaux attribuaient leur penchant pour l’ivresse, moins aux quantités qu’ils pouvaient boire qu’à leur inexpérience. Les paysans bretons, observe Olivier Perrin en 1835, buvaient chez eux presque toujours de l’eau ; même quand ils avaient du cidre, ils le gardaient pour la vente et n’en buvaient eux-mêmes qu’en de très rare occasions. Si bien qu’un pèlerinage ou un voyage en ville constituaient inévitablement une source de troubles. Maxime le Camp a confirmé cette observation : il déplorait que les hommes qui avaient bu fussent incapables de se conduire correctement pendant un pèlerinage auquel il s’était rendu. De fait, tout indique que dans les années 1860, la plupart des paysans buvaient fort peu de vin, ou pas du tout. Dans la Nièvre, ils en prenaient peut-être deux fois par an, au carnaval et à la fin de la moisson. Il en allait de même dans le Sud-Ouest, où, dans les années 1850, le vin était un luxe, un produit rare et « hautement prisé par les paysans comme une boisson de choix ». Selon ce qu’ils pouvaient se procurer, les paysans buvaient de la « piquette », faite avec de l’eau versée sur les peaux des raisins que ceux-ci étaient pressés ; du cidre, généralement mauvais, surtout quand il était préparé avec les mêmes pressoirs que ceux utilisés pour l’huile ; du cidre de poire ; des boissons fermentées à base de cerises ou de baies ; et, plus rarement, de la bière, laquelle restait une boisson bourgeoise. Et naturellement de l’eau.

La consommation abondante et habituelle de l’alcool était limitées aux régions quoi manquaient de commodité de transport, et où les tonneaux, peu nombreux, devaient être vidés avant d’être à nouveau remplis avec le produit d’une nouvelle récolte. Comme nous l’avons vu, le manque de communication pesait également lourdement sur la production de l’alcool de vin ou de pomme, mais même dans ce cas (comme avec le calvados du pays d’Auge), l’ « eau de feu » était réservée aux fêtes – en tout cas jusqu’à la fin du siècle. Pour la même raison, la majeure partie du vin produit dans certaines régions, comme à Argenteuil (Val d’Oise), était consommée localement. Il ne restait cependant accessible qu’à un petit nombre. Comme le rapportait en 1861 le commissaire de police de Bessines (Haute-Vienne) : »Peu d’habitués, parce que les boissons sont chères. »

Leur prix était encore augmenté par les taxes imposées par les autorités, qui voyaient d’un œil très sévère la consommation d’alcool, particulièrement dans les lieux publics. Le débit de boissons du village – une maison comme les autres, qui se distinguait seulement par une botte de houx ou de genévrier, voire même par du foin ( le « bouchon », qui maintenant signifie taverne) – avait mauvaise presse dans les documents officiels. Source de laxisme moral, de cabales politiques, de complots et de mauvais agissements contre les voisins et les personnalités publiques, le débit de boissons, quel que fût son nom (auberge, cabaret, buvette), était soumis à des lois, des règlements et des contrôles de police (quand il y avait une police), mais on ne pouvait pas le supprimer. Unique consolation d’une routine misérable, possibilité de s’évader des impossibles conditions de vie domestiques, principal lieu de rassemblement du village (ou lieu de réunion pour les divers clans), il était irremplaçable. Selon des sources indirectes, cependant, il semble que les rapports officiels concernaient essentiellement les petites viles, et que, pendant la majeure partie du XIXe siècle, dans la plupart des villages, la population rurale n’avait ni le temps, ni les moyens (ni donc l’envie) de s’adonner à la boisson. On buvait les jours fériés. Le fait que la plupart des chansons à boire se chantent en français et s’apprenaient au cours du service militaire indique que la consommation de boisson était peu répandue localement, et que pour une grande part, le vin ne s’est généralisé qu’avec l’instauration du service militaire universel en 1889. Il ne s’agit cependant pas de nier, bien sûr, la libéralisation du commerce du vin après 1880, cadeau de la IIIe République à ses partisans les plus fidèles.

En même temps que la consommation publique du vin fut encouragée, il en alla de même pour sa consommation privée. En 1869, beaucoup de paysans pouvaient se vanter d’avoir un « tonneau en cave » qu’ils ouvraient les jours de fête. Les chemins de fer apportèrent le vin dans des régions où son prix avait été longtemps prohibitif. Dans les années 1890, sur les plateaux de l’Aveyron, les paysans, autrefois sans lien avec l’extérieur, buvaient du vin. Dans d’autres régions pauvres, comme le Limousin et les Landes, on se mit à boire du vin à l’époque de la fenaison et de la moisson ; et s’enivrer en compagnie n’était plus réservé aux grands jours de fête. Et les mêmes chemins de fer qui apportaient le vin dans les régions isolées permettaient d’utiliser les terres au mieux de leur capacité spécifiques : ils permettaient la spécialisation, et par voie de conséquence la disparition d’un vin si mauvais que les paysans affirmaient qu’il fallait trois hommes pour l’avaler : celui qui le buvait, celui qui le faisait boire et celui qui le soutenait. »

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