Je n’ai jamais compris l’ironie de ceux qui se moquent des vaches qui regardent passer les trains. Elles au moins, avec une constance sans égal, exercent leur curiosité sur cette drôle de machine qui leur passe sous le nez – le mufle –dans laquelle elles ne pourront jamais monter. Sauf à se souvenir des wagons à bestiaux de sinistre mémoire où j’ai vu monter en gare de la Mothe-Achard, après la foire, de braves vaches en fin de vie. Destination la Villette via la voie de ceinture pour devenir la proie des chevillards de ce dernier grand abattoir du circuit vif qui fut l’un des grands scandales de la République.
Pourquoi diable évoquer cette image ce matin me direz-vous ? Tout d’abord parce que mon travail m’appelle auprès de ceux qui les traient : 120 producteurs laitiers du Grand Sud-Ouest laissés sur le bas-côté par le collecteur du lait de leurs vaches : l’entreprise espagnole Leche Pascual et qui ne trouvent pas preneur à leur lait. Les grands du secteur : Lactalis n°1 mondial (Président et Lactel), Bongrain et son Caprice des Dieux, ne prennent même pas la peine d’examiner le dossier, Danone autre grand lui est un peu plus bienveillant. Seul Yoplait, sa petite fleur et son lait Candia, a pris sa part, et bien sûr le dossier s’enlise. Ces producteurs je les ai, comme on dit encore, au bout du fil et je puis vous assurer qu’ils sont dans l’angoisse. Alors quand j’entends ou lit ce que disent ou écrivent certains dans notre petit monde du vin j’ai une grande propension à vouloir prendre le mors aux dents.
La liste est longue : les extrémistes grands manieurs de y ‘a qu’à et d’oukases, les autistes, les aquoibonistes : population nombreuse et en croissance, les j’m’en foutistes : ceux à qui tout est dû, les individualistes : espèce conjuguant la pureté des intentions et le moi je fais ce que je veux, les laxistes : en général partisans de textes purs et durs qu’ils s’ingénieront à tourner… Toutes ces populations, dont la liste n’a rien d’exhaustive, ont un facteur commun : elles regardent passer les trains et trouvent toujours une bonne raison de ne jamais monter de dedans. Ceux qui m’insupportent le plus sont ceux qui ne sont pas producteurs et qui, soit parlent en leur nom, les annexent quand ils ne leur donnent pas des leçons.
Un petit stage dans le réel ferait le plus grand bien à ces biens assis et souvent aussi bien nourris. La réalité me déplaît souvent mais l’esquiver, la tordre pour qu’elle entre à tout prix dans son schéma d’analyse, la refuser, débouche sur des oppositions des plus stériles qui produisent un grand classique français l’immobilisme qui bien évidemment va se fracasser avec la régularité de la vague sur les faits. Alors, interviennent ceux qui, venus du diable vauvert, forme moderne des ouvriers de la vingt-cinquième heure, qui vous servent un plat réchauffé qu’ils avaient totalement dédaigné, voire même vilipendé, lorsque quelques années auparavant il leur fut proposé. Le mieux est souvent l’ennemi du bien dit-on, dans notre secteur du vin, et de l’agriculture en général, les deux polarités : les minoritaires intransigeants et les majoritaires opportunistes se confortent, n’existent qu’en opposition.
Plutôt agir que réagir avions-nous écrit dans Cap 2010 ! Dix ans après nous n’en sommes même pas à l’heure de la réaction mais à celle du fil de l’eau. Nous subissons parce que loin d’avoir dynamisé notre système par une traduction claire dans les textes fondateurs de ce que doivent être les Appellations d’origine, nous l’avons calcifié, bureaucratisé, médiocratisé… tiré vers le bas. Les regrets ne servent à rien seuls la prise en compte de ce que nous sommes est important. Quand je fais le présent constat je ne tombe pas dans le catastrophisme, car tout ne va pas mal dans notre secteur, mais je mets en lumière notre impéritie. Nous avons laissé passer des opportunités, nous avons perdu des parts de marché, nous n’avons pas été capable de créer de la richesse et de l’emploi.
Lorsque le nouveau Directeur Général du groupe coopératif le Val D’Orbieu, Bertrand Girard, venu en droite ligne de la Sopexa, déclare à Vitisphère « Il faut créer de la valeur, sinon nos vignerons vont continuer à mourir, et pour ça il faut se tourner vers le client » je signe des deux mains non sans toutefois m’interroger sur les voies et moyens qui à engager depuis le cep jusqu’à la bouteille pour transformer cette pétition de principe, si évidente, en faits bien réels et bien palpables. En effet, tout commence dans la vigne, dans les choix de production : ce mot est devenu dans la bouche de certains un gros mot, dans la capacité à produire dans des conditions économiques données ce que l’on veut proposer au marché. Nous sommes un grand pays agricole, nous produisons presque tout, et nous avons hérité d’un grand vignoble généraliste. Que voulons-nous faire ? Assumer notre héritage ou nous replier sur des produits à haute valeur ? Gérer intelligemment notre mixité ou continuer à cultiver l’ambiguïté d’un modèle où l’AOC se veut la seule voie ? Ce sont des choix qui demandent du courage. Seuls des femmes et des hommes courageux, ayant le sens du bien collectif pourront nous tirer de l’ornière où nous nous complaisons. Il leur reste à s'unir, à surmonter leurs divergences et à exprimer clairement leur soutien à ceux, pas très nombreux, qui ont su mettre en pratique ce qu'ils préconisaient pour que notre vignoble créé de la valeur dans chacun des segments du marché. Reste à choisir aussi celui qui incarnera ces choix et les portera vers le plus grand nombre. En écrivant ces lignes je viens de tracer le portrait-robot du futur président du Comité National de l’INAO. Rassurez-vous, nul ne songera à me consulter pour le nommer, pourtant chacun sait que je suis de bon conseil.
J’oubliais les 3V du Vin c’est produire de la Valeur pour Vivre de son Vin…
Je dédie cette chronique à Jean Moulias qui fut longtemps Commissaire du Gouvernement de l’INAO et qui vient de mourir le 4 octobre à Névian dans l’Aude où il sera inhumé ce jour. Homme du service public, il a toujours servi l’Etat avec intelligence et dévouement. Ceux d’entre nous qui ont travaillé avec lui perdent un ami et c’est toujours une grande peine de perdre un vieil ami. Jean tu vas rejoindre la terre où repose depuis quelque temps ton grand ami Antoine, j'y vois le symbole d'une grande fraternité entre les hommes de bonne volonté.