« Révolution dans le secteur, oui. Détonations, chant de refus, les vieux airs de carmagnoles paysannes. Pas compliqué à comprendre : le vigneron crevait de faim. La fin du siècle avait été atroce. La maladie gagnait, une lèpre. Le phylloxéra qui prenait la vigne à la racine, jusqu'à la mort du cep. Il avait fallu arracher les souches, défoncer à la pioche les terrains sinistrés, replanter. Travail de fossoyeur, de forçat, non rémunéré. Les vignes restaient sans rapport. Et pour finir, pendant quatre ans, pas une seule récolte pour se mettre le moral d'aplomb.
1907 : le raisin ne valait rien. 1908 : vendanges de nains. 1909 : la pourriture partout, des fumées grises, infectes, planaient sur les plateaux des pressoirs. 1910 : rien ne manqua, orages, gel, grêle, mildiou. On n'aurait pas fait une tarte avec tous les raisins de Champagne, tant la vendange était transparente. Il suffisait que la maladie entre dans un ménage pour que la ruine soit complète. Des terres qu'on se disputait autrefois comme on se dispute la vie ne trouvaient plus d'acquéreurs. Des vignerons quittaient leurs maisons, laissaient leurs terres aux friches. Mais le négoce se sucrait sur cette misère.
Les fraudeurs fabriquaient du Champagne avec n'importe quoi, des rebuts d'Anjou ou de Meuse, des piquettes achetées au comptant sur le quai des gares à des intermédiaires sans visage, et avec du cidre s'il le fallait. L'argent rentrait.
Les vignerons doutaient de tout, et même du ciel. Qu'est-ce qui leur restait ? Le front bas, la hargne, les hymnes provisoires, les drapeaux rouges qu'ils pendaient aux frontons des mairies. La fraude leur donnait le tournis. L'agitation seule arrivait à calmer leur souffrance du travail nié et insulté... »
C'est extrait d'un beau roman de Daniel RONDEAU « Dans la marche du temps » pages 126-127 chez Grasset. Ce fut une chronique de 2005.
Et alors me direz-vous ?
Ressasser le passé ? Non, en tirer des enseignements pour bâtir la prospérité sur le contrat, sur des rapports de force économiques maîtrisés, générer de la valeur pour que le travail du viticulteur soit reconnu et valorisé, pour que le produit trouve son consommateur... Comparaison n'est pas raison, beaucoup aujourd'hui ignorent que la Champagne a eu son lot de misère, on la cite en exemple, on l'envie. Le Champagne, au plan des relations interprofessionnelles est exemplaire, il a su créer de la valeur et la répartir. Que ce modèle économique ne soit pas parfait j’en conviens aisément, mais il a le mérite de montrer que si la France veut, pour son vignoble générique, créer de la valeur dans la vigne, les professionnels ne pourront pas continuer à se payer de mots et devront mettre en œuvre de vraies politiques contractuelles au cep. A vouloir assembler sous la même ombrelle des AOC cousue-main et des pseudos vins d’artisans assemblés en fonction du prix c’est mélanger les torchons et les serviettes et se moquer des consommateurs. Sous les pages des nouveaux cahiers des charges se cachent des vins qui ne disent pas leurs noms.