Le texte qui suit me touche au cœur car il est le miroir qui me renvoie les images de ma jeunesse lorsque le dimanche j’accompagnais mon père, entrepreneur de travaux agricoles et de battages, dans les petites borderies de mon bocage vendéen crotté et arriéré pour voir ses clients.
Pour bien comprendre le texte d’Aurélien Bellanger tiré de son livre paru chez Gallimard « L’Aménagement du Territoire » vous trouverez toutes les explications à la suite du texte ci-dessous :
« André Taulpin (2) se souvenait avec nostalgie des travaux de l’autoroute. Il avait fallu combattre, comme au temps des guerres chouannes, pour chaque parcelle de terre, il avait fallu aller négocier, pendant des heures, avec de vieux garçons irascibles qui défendaient leurs exploitations minuscules, retranchés dans la pièce unique des fermes où ils étaient nés, comme leur père et leur grand-père avant eu. André Taulpin leur avait souvent rendu visite avec des enveloppes d’argent liquide, pour les indemniser de la perte d’un poulailler, d’une dépendance en ruine ou d’une prairie caillouteuse.
Ils parlaient un mélange de français et de patois difficilement compréhensible. Un chien enchaîné gardait généralement la ferme, défrichant depuis des années le même cercle de terre. Ils l’appelaient « Monsieur le sénateur » et le recevaient avec certains égards. Il y avait une gazinière et un frigo, mais ni le téléphone ni la télévision. Le sol était en terre battue. On lui offrait un verre de gnôle ou de cidre, puis la conversation commençait, difficile et tortueuse, mais au final assez plaisante. Cela lui avait rappelé son enfance : la manière dont on attribuait aux hommes le titre de « gars » – « le gars Bertrand », « le gars Jean » – et aux femmes le titre de « mère », la façon de ponctuer toutes les phases des « heula » longs et idiosyncrasiques, le respect instinctif pour les autorités politiques lointaines, doublé de méfiance et de crainte – dialectique assez semblable à celle qu’on retrouvait chez les animaux d’élevage – la certitude au fond qu’à Paris tout le monde se trompait, mais que ceux qui exerçaient le pouvoir méritaient leur place – on était encore dans une société d’ordre, plutôt que dans une société de classes.
Il avait fallu tout négocier, mètre après mètre, dans les endroits les plus reculés du monde – les fermes, qui se partageaient souvent une voie d’accès unique, étaient représentées, sur les panneaux blancs qui signalaient leur présence aux intersections, par des graphes simplifiés qui se terminaient en cul-de-sac. La route, dont la partie centrale se recouvrait progressivement d’herbe, finissait soudain dans une cour de ferme. On entrait alors dans le domaine dangereux de la propriété privée.
Les armes de chasse étaient nombreuses, chargées et accessibles.
La gendarmerie elle-même abordait certaines affaires de mort accidentelle avec une grande prudence.
Mais en trente ans, Argel (3) avait perdu les neuf dixièmes de ses agriculteurs. Ceux qui restaient ne défendaient plus leur terre, mais les revenus de celle-ci »
(1) Question :Vous avez situé le roman en Mayenne, d’où est originaire votre famille. C’est selon vous une région sans particularités. Une sorte d’espace intermédiaire entre la région parisienne et la Bretagne.
Aurélien Bellanger : C’étaient les marches de Bretagne. C’est un territoire qu’on définit par des référents extérieurs. Il est à peu près connu par les gens qui vont en vacances en Bretagne. C’est un département qu’on traverse en 40 minutes par l’autoroute, mais où on s’arrête rarement. En géographie, on appelle ça une interface. Un coin qui a perdu tout intérêt géostratégique. J’y allais en vacances. Un côté de ma famille travaillait dans le négoce en grain, l’autre était exploitant agricole. J’assistais aux récoltes, je jouais dans le blé, les silos. Le marché du blé n’a aucun secret pour moi.
(2) Question : Au centre du livre, il y a ce grand groupe industriel de BTP, le groupe Taulpin, fondé par André Taulpin. On ne dévoile rien, mais vous en faites une entité inquiétante.
Aurélien Bellanger : C’est assez fascinant de penser que de tels géants sont l’émanation d’une personne. La simple idée de posséder personnellement une telle entreprise est vertigineuse. Prenez une holding : qu’est-ce que ça veut dire, de posséder 51% d’une entité qui possède 51% d’une autre entité? Et d’en conclure qu’on a des droits sur l’existence de cette dernière entité?
Les entreprises sont des objets romanesques intéressants, ni vraiment concrets, ni vraiment immatériels. Beaucoup de romans parlent d’amour, c’est-à-dire d’un objet relationnel un peu vague et indistinct qui lie deux, parfois trois personnes. Une multinationale, c’est la même chose, mais avec 50.000 personnes.
Pour Taulpin, je me suis un peu inspiré de Francis Bouygues. J’ai piqué à Bouygues l’idée d’une sorte de franc-maçonnerie interne au groupe. J’ai repris le siège, ce palais totalement immonde et délirant à Guyancourt, qui ressemble à un vaisseau spatial avec des ailes en verre. J’ai même découvert après avoir terminé le livre que Bouygues avait eu des liens avec Jacques Foccart, comme mon personnage, ce que j’ignorais en écrivant le livre.
(3) Aurélien Bellanger :Depuis une dizaine d’années, il était question que la LGV passe dans mon village, et il y avait une chance sur deux qu’elle traverse le champ de mes grands-parents. Par la force des choses, j’ai suivi de près les débats et l’avancée des travaux. Par ailleurs, je voulais depuis longtemps écrire un roman géographique. Cette histoire permettait de parler des grands projets industriel, du territoire français.