Ce soir-là, au lendemain d’une chevauchée épique sur sa flèche d’argent tout au long d’un lundi long comme un jour sans pain, votre chroniqueur couche-tard, moulu comme du poivre noir de Madagascar, se dit qu’il serait plus sage d’emprunter son véhicule de fonction avec chauffeur : le métropolitain, pour se rendre sur les hauteurs du côté de Pigalle et d’Anvers là où il y a plus de sex-shops et de peep-shows que de vertes prairies constellées de fleurettes où les vaches du Taulier pourraient ruminer en paix. Le thermomètre par ailleurs flirtait avec des températures indécentes, certes pas un froid de canard mais un temps qui vous incite à garder votre Damart. J’étais à l’heure. Il faut dire que votre Taulier était tout émoustillé car il se rendait, à pied, une fois qu’il eut congédié son chauffeur syndiqué, vers une destination alléchante : Braisenville.link
Le lieu peut surprendre les abonnés au guide Michelin par son côté cantine épurée, c’est l’esprit du temps, Pousson de Barcelone aurait trouvé ça branchouille, mais pour votre Taulier ce qui importe c’est le contenu de l’assiette et des verres. N’était-il pas là pour exercer son art de fine gueule et de beau gosier ! Bien sûr son postérieur, éprouvé par son récent et long périple sur les chaussées défoncées du Paris de Bertrand Delanoë, aurait apprécié de ne pas se poser sur une chaise au confort proche de celui de la selle Brooks de sa flèche d’argent. Trêve de jérémiades, passons aux choses sérieuses : le bien manger ! Et là, votre Taulier doit avouer qu’il a vite oublié le décor réfectoire de trappistes pour se transformer en une forme de révérend-père Gaucher, j’exagère un chouïa mais c’est pour faire plaisir à notre hôtesse Adeline de Barry qui est à la tête du Château de Saint Martin.link Se référer à Alphonse Daudet et à ses Lettres de mon Moulin ne peut que lui faire absoudre les exagérations du Taulier.
En effet, Karim Habibi et Philippe Baranès et leur chef savent manier l’art du feu et, ce que nous avons mangé, et non dégusté, valait vraiment le déplacement. Comme vous le savez je ne suis pas un adepte forcené des accords mets-vins mais au Braisenville l’alliance fut parfaite avec les vins du Château de Saint Martin. Deux plats furent au-dessus du lot : le Quasi de Veau de lait épinard, gingembre, radis, miso et le Magret de Canard des Landes, panais, chutney poire-raisin. J’avoue n’avoir pas bien compris comment le quasi de veau avait été cuit, on m’a dit au sel (pas à la croûte de sel), mais c’était d’une tendreté et d’une douceur que je n’avais jamais rencontré. Étonnant ! Excellent ! J’étais conquis. Le château de St Martin rosé 2011, lui aussi tout en tendreté et en raffinement, apportait sa délicatesse et sa fraîcheur à ce quasi de veau venu d’ailleurs.
Mais ce n’était pas tout, votre Taulier pas encore revenu de son extase allait avoisiner l’épectase avec le Magret de Canard des Landes. Trouver les mots justes pour lui c’est risquer, soit de rester dans la retenue pour ne pas verser dans le dithyrambe qui ferait ricaner les abonnés aux ricanements, soit au contraire se laisser aller à un pur et frais enthousiasme au risque de faire ricaner les mêmes. Alors peu me chaut je le dis tout net : jamais de ma vie je n’ai mangé un magret de canard aussi gouteux, aussi braisé en respectant la chair, aussi craquant, aussi croustillant, de l’or gras en bouche d’une longueur, d’une ampleur époustouflante, bluffé votre taulier qui rendait les armes. Du sang à la Une, et même si ce ne fut pas un canard de Challans au sang de la Tour d’Argent Gabrielle ce magret braisé méritait, appelait un grand rouge.
Et c’est là que les Athéniens s’atteignirent car la Provence qui ne s’affiche plus qu’en rose, surfant à juste raison sur la tendance, sait faire de beaux et grands vins rouges. À force de hucher (*Crier pour appeler quelqu'un) à la cantonade « rosé, rosé, rosé… » le peuple des bons buveurs en arriverait à oublier qu’à l’Est de notre Sud se nichent de grands terroirs de rouges. N’étant ni géologue, ni climatologue, ne comprenant goutte à l’ampélographie, j’ai tout de même noté sous la plume de Louis Latour que « contrairement à une idée reçue, le choix le plus d’un « site de terroir », adéquat à un projet viticole ambitieux, ne présente pas de difficultés insurmontables. L’œil exercé du vigneron repère très aisément les meilleurs emplacements, comme le prouvent les expériences anciennes et récentes qui conduisent très souvent à d’étonnants succès œnologiques. S’il ne peut deviner à l’avance quel sera exactement le résultat de ses efforts d’implantation, le vigneron fondateur sait par expérience qu’en appliquant les principes définis il y a vingt siècles par les agronomes latins et réitérés dans tous les ouvrages spécialisés, il y a peu de chances de se tromper, car la problématique du site repose sur des exigences simples et faciles à mettre en pratique. Les difficultés commencent plus tard, quand s’engage le dur parcours de la qualité. »
L’Histoire a laissé sa trace sur les vignes du grand et beau domaine du château de Saint-Martin qui devint un prieuré viticole avec les moines de Lerins. Ils n’ont pas cultivés des vignes en ce lieu situé à la jonction de deux zones géologiques, composé d’argilo-calcaire de l’âge primaire. Du Xe au XVIIe ils posent les marques de l’avenir et construisent au XVe une extraordinaire cave souterraine creusée à même le roc où les vins peuvent vivre leurs premières années. Le flambeau a été repris au XVIIIe par la famille de la propriétaire actuelle, qui construit à cette époque le château. Le domaine a presque toujours été dirigé par des femmes, à une exception près le comte de Rohan Chabot, grande figure viticole, et grand-père d’Adeline de Barry. Le tout couronné par un arrêté du 20 juillet 1955 signé du Ministre de l’Agriculture conférant au Château de Saint-Martin le titre de « Cru Classé » ainsi qu’à 23 autres domaines.
Tout ça pour vous dire que les conditions essentielles, les fondamentaux pour faire naître un grand vin rouge sont réunis au Château de Saint-Martin, restait aux Hoirs* du comte E. e Rohan-Chabot, Adeline du Barry en tête, et à son équipe à revisiter en permanence la tradition afin qu’elle vive, qu’elle s’insère dans l’esprit du temps. Il ne s’agit en aucun cas de céder à des modes ou de sacrifier à une quelconque modernité mais d’une certaine manière de dépasser les facilités, la grande maîtrise qu’a apporté la technologie. L’âme du vin naît de cette quête incessante de l’authenticité. (* héritiers).
Le vin étant vivant il créé parfois la surprise et ce soir-là pour des raisons techniques le grand rouge nous fit le coup de se trouver aux abonnés absents. Pour autant croyez-vous que votre Taulier s’en est trouvé démonté ? Bien sûr que non et un nouveau flacon monté en express lui permettait vendredi soir au débotté, sitôt dit sitôt réservé, de faire un refelemele en solitaire, vu que toutes ses copines avaient emplis leur carnet de bal, au Braisenville pour marier le fameux magret avec son cru classé rouge. C’était bondé. Je pris place au bar en un lieu où j’eus tout le loisir d’observer la fourmilière d’une clientèle jeune et joyeuse. Ça me donne envie d’écrire un roman. Bien évidemment je ne me suis pas contenté du seul remake magret je me suis tapé un vrai dîner avec les liquides sacrés qui vont avec mais ce n’est pas le lieu d’en parler dans cette chronique. J’y reviendrai.
Moi qui déteste « manger seul » au restaurant je ne me suis pas ennuyé car, juché sur mon tabouret, je pus observer la virtuosité du service, le savoir-faire du chef et de son équipe en cuisine, l’art et la manière de gérer le trop-plein. Bien sûr j’étais arrivé avec ma bouteille de château de Saint-Martin rouge Grande Réserve 2010 blottie dans mon beau sac. On me l’ouvrit et elle attendit patiemment son Magret. Le temps était suspendu et, tout en mangeant, j’avais le sentiment étrange de me trouver assis sur la rive d’une rivière dont les eaux me poussaient jusqu’à l’estuaire. Finitude paisible dépouillée de toute forme de regret, un dernier segment sur lequel ma liberté ne pourra plus être entravée par les contingences du quotidien. Écrire ! Je prends mon temps. Le Magret de ce soir n’a pas la même splendeur que celui du premier choc mais il procure de belles sensations et le château de Saint-Martin rouge Grande Réserve 2010 est pour lui un partenaire remarquable. Comme vous le savez je n’ai que peu de goût pour faire des phrases sur un vin. Le fait d’être seul présentait l’énorme avantage de ne subir aucune influence. Reste l’ambiance de l’heure plutôt imprégnée du contraste entre l’activité fébrile de la ruche, l’entrelacs des conversations, et ma sérénité intérieure. Que dire ? Que ce vin a le côté, que j’aime chez les vrais aristocrates, très de Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, le prince Salina dans le Guépard, une élégance discrète, de la rectitude, une belle tenue, de l’allure, de la sobriété, avec lui nous ne sommes pas dans le paraître mais sur un territoire bien né, reste qu’une petite touche de fantaisie, le côté chemise ouverte sous la veste de tweed apporterait à l’ensemble un soupçon d’esprit du temps qui ne nuirait en rien à sa réelle élégance.
Donc, sur mon tabouret du bord de bar, j’ai pris mon temps et, sans vouloir m’en gausser, j’ai pris le temps d’aller jusqu’au bout de ma démarche. Dans la corporation nous ne sommes pas très nombreux à peaufiner l’ouvrage. Bien m’en a pris. J’ai beaucoup appris. Après avoir réglé j’ai fait un bout de chemin à pied dans ce Pigalle qui n’est plus qu’un décor de carton-pâte pour touristes. J’ai renseigné une grande folle en pantalon-tube rouge avec un grand sac qui s’était égarée. Le métro la nuit. Assis. J’écris dans ma tête ma chronique « Vol chez Anselme Selosse et acte de vandalisme au domaine de Katie Jones à Tuchan : la vérification de la 3e loi fondamentale de la stupidité humaine » Avant de m’endormir je pense qu’il va me falloir demain matin retrouver le petit bouquin de Carlo M. Cipolla.