« Piscis captivus vinum vult, flumina vivus : poisson pêché réclame le vin, poisson en liberté recherche l’eau. Et la morue ? Elle veut des vins rouges, et je le proclame (…) Je fais ici référence à la morue ressuscitée, non à la fraîche, qui peut se manger avec tout ce que l’on veut, bien que le vin blanc, si possible fruité lui convienne mieux. Mais la morue ressuscitée appelle des rouges légers, jeunes, à ceci près que certaines recettes portugaises tolère un vin du Duero un peu plus mûr, et les plats basques un bordeaux ou un rioja ayant déjà du corps. Enfin, post vinum verba, post imbrem nascitur herba, l’herbe naît après la pluie, les paroles après le vin, et moi je parle de vins et je fais comme si j’en avais bu en réalité, alors qu’il s’agit seulement pour moi d’enivrer mon imagination. »
C’est Manuel Vázquez Montalbán qui est l’auteur de ce texte, romancier, essayiste, poète et journaliste ce catalan prolifique* était un spécialiste de la morue puisqu’il a écrit Discours de Robinson sur la morue (roman inédit). Pour le vin c’est une autre paire de manche : à vous de nous dire ce qu’il faut boire avec du bacalao pil pil !
Notre spécialiste nous rejoue, à la manière basque en se jouant des lois de la substantation des corps, la préparation dite al pil pil telle qu’il l’avait dégusté au restaurant Akelarre de San Sebastian.
« Je revois l’image de ce triangle momifié par l’air ou le sel pour le retrouver émergeant de la glorieuse émulsion obtenue par sa propre gélatine, l’ail, l’huile d’olive, les rondelles de piments séchés, ainsi que par le va-et-vient rythmé que le cuisinier imposait à la casserole au-dessus du feu, suffisamment haut pour que la chaleur encourage le processus mais ne le contrarie pas. Jamais personne n’est parvenu à un tel prodige, ni l’inventeur de la roue, ni celui du préservatif. Il a fallu des millénaires pour que le primate descendu de son arbre et se risquant dans la savane pour y découvrir le feu, l’agriculture et le droit à l’accumulation primitive parvienne à mettre au point la formule du bacalao pil pil dans le laboratoire de son cerveau, où chaque seconde se retrouvent la mémoire, la réalité et le désir d’ordonner la dialectique qui met en relation hasard et nécessité.
Alors, si un jour tu t’assois devant un tel plat, ô toi qui lis ce message de naufragé, commence par déguster les fragments de chair ambrée du poisson, n’oublie pas ensuite la sauce, dont seule une cuillère d’argent sera digne, et, enfin, ne daigne pas la peau de la bête ressuscitée, qui n’a pas cette mollesse fade des autres épidermes de poisson car l’émulsion, en lui faisant perdre sa gélatine, lui a donné une saveur et une texture aussi inoubliables que celle de la peau du canard laqué façon mandarin chinois. Et une fois ce prodige dans tes entrailles, ferme les yeux, ne pense plus que tu partages la condition d’humain avec tous les assassins les plus sadiques de l’Histoire, revendique au contraire, haut et fort, le miracle de la transsubstantiation des momies de poisson en délectable subtilité, grâce à laquelle le palais est définitivement convaincu de son existence… »
C’est beau, vous ne trouvez pas ?
Reste à l’auteur à nous livrer sa propre recette de bacalao pil pil à la courgette et à la menthe aquatique.
« Après avoir fait dessaler la morue dans un bain d’eau froide renouvelée quatre fois en trente-six heures, il faut enlever les arêtes et les écailles en prenant soin de ne pas abîmer la peau, génératrice de l’irremplaçable gélatine. Ensuite, peler une courgette, la couper en dés d’un centimètre que l’on fera frire dans une huile d’olive vierge. A mi-cuisson, on ajoutera la menthe aquatique hachée en julienne et l’on gardera le tout au feu encore cinq minutes en salant légèrement. Dans une autre pêle où l’on aura versé trois décilitres d’huile, on fera revenir trois gousses d’ail coupées en lamelles qui, une fois dorées, seront retirées pour laisser la place aux tranches de morues disposées avec la peau en haut, pratiquement immergées dans l’huile, et cuites à feu lent plutôt que frites, afin de laisser la gélatine sortir de sa cachette. On placera ensuite la morue dans une casserole en terre cuite, on versera dessus l’huile et l’ail en imprimant à la casserole un mouvement giratoire pour faciliter l’émulsion de l’huile et de la gélatine, un peu comme une mayonnaise. Puis, lorsque le mélange est sur le point de se figer, on ajoutera la courgette et la menthe en évitant toujours l’ébullition, qui risquerait de rompre la liaison de la sauce. J’ai vu la morue ambrée servie sur un lit de courgette et de menthe, nappée de la glorieuse émulsion. J’ai vu, et j’ai eu la grâce. »
- né le 14 juin 1939 à Barcelone, décédé le 17 octobre 2003 à Bangkok en Thaïlande. Il est surtout connu pour les romans policiers de Pepe Carvalho. Personne inclassable, il se définissait lui-même comme un « journaliste, romancier, poète, essayiste, anthologiste, préfacier, humoriste, critique et gastronome » ou plus simplement comme « un communiste hédoniste et sentimental ».
L'onomatopée "pil-pil" viendrait du mouvement rotatif nécessaire à son élaboration.
Il existe une controverse entre les cuisiniers sur la façon de cuire la morue.
Pour les uns, la morue doit être disposée la peau vers le haut pendant 5 minutes puis retournée pour faire le mouvement de rotation du "pil pil".
Pour les autres, au contraire, la morue doit être disposée la peau en bas lors de la première phase et le "pil pil" se fait ensuite avec la peau vers le haut.
Cette controverse porte en fait sur la meilleure façon d’extraire la gélatine du poisson afin de réaliser l'émulsion caractéristique du plat.