Le buzz que j’évoquais hier sur « Les Gouttes de Dieu » ce succès venu d'ailleurs, «principalement du Japon, mais également de Corée et des États-Unis» du Château le Puy 2003 de JP Amoreau me font vous proposer des extraits du Chapitre VI « De la manière de boire&de manger des japonais » tiré du Traité sur les contradictions&différences de mœurs écrit par le R.P. Luís Fróis au Japon, l’an 1585 avec une préface de Claude Lévi-Strauss publié aux éditions Chandeigne www.editions-chandeigne.com
Le grand anthropologue écrivait notamment « L’Occident a découvert le Japon à deux reprises : au milieu du XVIe siècle quand les jésuites, venus dans le sillage des marchands portugais y pénétrèrent (mais ils furent expulsés au siècle suivant) ; et trois cents ans plus tard, avec l’action navale menée par les Etats-Unis pour contraindre l’Empire du Soleil-Levant à s’ouvrir au commerce international.
De la première découverte, le père Luís Fróis fut l’un des principaux acteurs. Un rôle comparable revint, dans la seconde, à l’Anglais Basil Hall Chamberlain dont Fróis apparaît aujourd’hui comme le précurseur. Né en 1850, Chamberlain visita le Japon, s’y fixa et devint professeur à l’Université de Tôkyô. Dans un de ses livres, Things Japanes, paru en 1890, composé en forme de dictionnaire, sous la lettre T un article intitulé Topsy-Turydom, « le monde du tout à l’envers », développe l’idée que « les Japonais font beaucoup de choses de façon exactement contraire à ce que les européens jugent naturels et convenable. »
Ainsi, les couturières japonaises enfilaient leurs aiguilles en poussant le chas sur le fil au lieu de pousser le fil dans le chas. Elles piquaient aussi le tissu sur l’aiguille au lieu, comme nous le faisons, de piquer l’aiguille dans le tissu [...]
Car ces usages – les missionnaires jésuites l’avaient déjà remarqué – n’opposent pas seulement le Japon à l’Europe : la ligne de démarcation passe entre le Japon insulaire et l’Asie continentale [...]
Claude Lévi-Strauss fait aussi remarquer que « La plupart de ces exemples étaient déjà brièvement cités par Chamberlain. S’il avait pu connaître le Traité de Fróis, découvert onze ans après sa mort, il y aurait trouvé un répertoire fascinant d’observations parfois identiques aux siennes, mais plus nombreuses et qui tendent toutes à la même conclusion [...] »
Dans le titre du Traité de Fróis, les mots contradiçōes et diferenças pourraient laisser accroire à une inintelligibilité réciproque entre nos deux civilisations alors que l’ambition de l’auteur est de faire voir des rapports transparents de symétrie. Lévi-Strauss le souligne « La symétrie qu’on reconnaît entre deux cultures les unit en les opposants. Elles apparaissent tout à la fois semblables et différentes, comme l’image symétrique de nous-mêmes réfléchie par le miroir, qui nous reste irréductible bien que nous nous retrouvions dans chaque détail. »
« De la manière de boire&de manger des japonais » Extraits du Chapitre VI (en rouge le boire)
1- Nous mangeons toute chose avec nos doigts ; les Japonais, hommes et femmes, dès l’enfance, utilisent deux baguettes.
2- Notre nourriture ordinaire consiste en pain de froment ; celle des Japonais, en riz cuit sans sel.
3- Nos tables sont mises avant que n’arrivent les mets ; les leurs viennent de la cuisine en même temps que la nourriture.
4- Nos tables sont hautes avec une nappe et des serviettes ; celles des Japonais sont des tablettes laquées rectangulaires, basses, sans nappes ni serviette.
5- Pour manger, nous nous asseyons sur des chaises avec nos jambes allongées ; eux ont les jambes croisées sur des tatamis ou sur le sol.
6- Leurs plats viennent tous ensemble ou sur trois tables ; chez nous, les mets viennent peu à peu.
11- En Europe, les hommes mangent ordinairement avec leurs femmes ; au Japon, c’est une chose très rare, parce que les tables sont séparées.
12 - Les gens en Europe se délectent de poisson grillé ou bouilli ; les japonais apprécient bien davantage de le manger cru.
21 - Nous nous lavons les mains avant et après les repas ; les Japonais, qui ne prennent pas la nourriture avec les doigts, n’ont aucun besoin de se les laver..
24 - Les européens se délectent de poules, de perdrix, de pâtés et de viandes blanches ; les Japonais, de chacals, de grues, de singes, de chats et de goémon cru.
26 - En Europe, nous rafraîchissons le vin ; au Japon, pour le boire, on le réchauffe presque en toute saison.
27 – Notre vin est fait de raisin ; le leur, de riz.
28 – Quand nous buvons d’une seule main ; les Japonais le font toujours avec les deux.
29 – Quand nous buvons, nous sommes assis sur une chaise ; eux sont à genoux.
30 – Nous buvons dans des verres d’argent, de cristal ou de porcelaine ; les Japonais, dans des sacanzukis [coupes] de bois, ou des caravages [petit pot]de terre cuite.
31 – Chez nous, chacun ne boit pas davantage que ce qui lui plaît, sans émulation particulière ; au Japon, ils s’importunent tant qu’ils font vomir les uns et saoulent les autres.
33 – L’eau que nous buvons hors de repas soit être froide et claire ; celle des Japonais doit être chaude avec de la pudre de thé battue avec une brosse de bambou.
35 – Nous buvons dès le commencement du repas ; au Japon, ce n’est qu’à la fin qu’on apporte du Vin.
38 – Chez nous c’est s’avilir et se discréditer que de s’enivrer ; les Japonais s’en réjouissent et si on leur demande : « que fait le tono [seigneur] ? », ils répondent : « il est saoul » !
41 – Nous répugnons à manger du chien, mais pas de la vache ; eux répugnent à manger de la vache, mais le font fort joliment des chiens, en guis de médecines.
42 – Chez nous les tripes pourries de poisson sont tenues pour abominables ; les Japonais s’en servent comme sacana (mets d’accompagnement avec le saké) et les mangent très volontiers.
43- Chez nous, il est sale de mâcher à grand bruit et de laper le vin ; les Japonais tiennent ces manières pour raffinées.
44 – Nous louons le vin de nos hôtes en faisant à ces derniers bonne et joyeuse figure ; les Japonais le font en montrant une mine si défaite qu’on croirait qu’ils vont pleurer.
45 – Nous conversons à table, mais ne chantons ni ne dansons ; les Japonais ne parlent guère jusqu’à la fin des repas, mais dès qu’ils sont échauffés, ils dansent et chantent.
46 – Chez nous, l’invité rend grâce à son hôte ; au Japon, c’est le contraire.
51 – Chez nous, manger ou offrir de la viande pourrie ou du poisson avarié serait un affront ; au Japon, on en mange et même puants on en offre sans gêne aucune.
52 – En Europe, il serait vil de vendre du vin à un honnête citoyen dans sa propre maison comme dans une taverne ; au Japon, les citoyens les plus honorables le jaugent de leurs propres mains et le vendent eux-mêmes.
55 – En Europe nos mangeons le sanglier cuit ; les Japonais le mangent en tranches fines et crues.
60 – Chez nous, roter à table devant les invités est très mal élevé ; au Japon, c’est très courant et personne ne s’en offusque.
Note : « En 1585, Luís Fróis (1532-1597) jésuite portugais a écrit un texte singulier dont le manuscrit, un petit volume composé de 40 feuilles de papier japonais au format 16x22 cm, n’a été retrouvé qu’en 1946 par Josef Franz Schtütte aux archives de Madrid. Ce dernier l’a transcrite et publié en 1955, avec une traduction allemande, dans une revue universitaire japonaise.
La collection Magellane, en 1993, en a fait paraître la traduction français, de Xavier de Castro, accompagnée d’un appareil critique très fourni sur la présence européenne au Japon au XVIe. Le présent ouvrage reprend l’intégralité de cette traduction sans l’appareil critique. »