Nul besoin de présenter Érik Orsenna il le fait mieux que moi « Je ne suis pas agriculteur mais économiste, juriste, romancier – c’est-à-dire infiniment curieux de cet étrange et difficile métier que l’écrivain italien Cesare Pavese appelait « le métier de vivre » et, maintenant, promeneur professionnel. De mes deux tours du monde pour étudier le coton et l’eau, de mes innombrables visites de mon cher pays de France, j’ai retenu six convictions. » à propos de sa contribution au Groupe de Réflexion sur l’avenir de l’Agriculture regroupant 17 témoins réunis par Bruno Le Maire Ministre de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche. Les contributions de ses grands témoins sont réunies dans un document Regards sur l’avenir de l’agriculture que vous pouvez vous procurer auprès du Ministère coralie.garnier@agriculture.gouv.fr
La première est que la question de l’agriculture est stratégique. Et pas seulement pour d’évidentes raisons alimentaires. Le passage de 6 à 9 milliards d’habitants en même temps que la modification des régimes alimentaires (le développement économique s’accompagne toujours d’un accroissement de la consommation de viande) vont nous obliger à doubler notre production de nourriture dans les 30 ans à venir. Ceux qui pensent que ce doublement se fera sans difficultés sont des irresponsables. Je pourrais citer des noms, notamment au sommet de la Commission européenne.
Hélas rien n’est plus certain dans l’avenir que le renouvellement des émeutes de la faim. Comment imaginer un instant que cinq à six pays pourront répondre à cette demande en offrant au reste du monde des produits aux prix les plus bas ? Que deviendra la diversité des espèces ? Comment, dans un univers biologique ainsi concentré et appauvri, résister aux épidémies et aux ravageurs ? Comment stabiliser des pays dans lesquels les campagnes deviennent des déserts, et les villes de véritables bombes sanitaires et sociales, des accumulations de populations sans équipements les plus élémentaires, terreaux de tous les désespoirs et donc de toutes les violences ? Et comment gérer la rareté principale – déjà présente et qui va ne faire que s’aggraver – la rareté de terres arables ?
Deuxième conviction, fille de la précédente : les agriculteurs sont des producteurs, non des aménageurs d’espaces ou des jardiniers (pour lesquels j’ai le plus profond respect : j’ai présidé cinq belles années l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles). Et ces producteurs doivent être des entrepreneurs. C’est cet objectif que nous avons voulu défendre à la fondation FARM : sans formation des agriculteurs du Sud, pas de rentabilité de leurs exploitations (d’où l’exode rural) et pas d’offre suffisante pour nourrir les villes.
Troisième conviction, qui n’est qu’une remarque de bon sens. Aux gens des villes, si souvent méprisants envers les agriculteurs, surtout dans les milieux économiques, j’aimerai demander ; sauriez-vous, vous les donneurs de leçons, sauriez-vous gérer votre entreprise si vos coûts pouvaient varier d’un tiers d’une année sur l’autre et si les prix auxquels vous vendez votre production pouvaient soudain s’envoler de 200% pour retomber de 150% le trimestre d’après ? De même qu’il faudrait imposer aux architectes de vivre dans les maisons par eux conçues, de même il faudrait placer les irresponsables, précédemment cités, à la barre de ces bateaux ivres que sont devenues les exploitations agricoles du fait de la volatilité des prix. Une seule journée dans cette galère les guérirait peut-être de leur mysticisme du marché, de leur obstination néfaste à vouloir détruire un à un les outils de régulation.
Autre question concernant les prix et autre mépris scandaleux envers les agriculteurs français, tout le monde sait qu’il faut renforcer les filières, sans doute concentrer les forces, bref améliorer au plus vite notre productivité. Encore faut-il que les règles du jeu soit semblables pour tous. Loin de moi l’idée de dénigrer la réussite allemande et ses succès splendides. Ce pays ne vient-il pas de dépasser la France pour les exportations agricoles, secteur où, telle la reine de Blanche Neige, nous nous croyions sans rivaux ? Mais quand je parle avec mes voisins bretons producteurs de porcs ou de pommes de terre, j’en apprends de belles, le coût d’une heure de travail est chez nous de 12 à 1 » euros contre 6 à 7 en Allemagne, où il est facile d’employer çà très bas salaires des ouvriers de Pologne ou de Roumanie.
Alors je m’interroge : la nullité de nos agriculteurs est-elle en cause ou plutôt une scandaleuse distorsion ?
Quatrième conviction, née d’une petite confidence : un producteur de Dordogne m’a avoué qu’il envoyait les noix de ses arbres se faire ouvrir... EN Moldavie ? car la main d’œuvre y était moins chère. Ensuite, contents d’avoir vu du pays, les cerneaux s’en retournaient vers les amateurs de notre si beau sud-ouest. Personne ne me fera croire que ce genre de circuit est efficient, économiquement parlant. Et je ne parle pas d’écologie... Nous avons besoin de toutes les agricultures pour nourrir tant de monde, et notamment de cultures « hors sol ». Mais une voix de plus en plus insistante me dit qu’une certaine re-localisation ne ferait pas de mal. Je ne suis pas seulement romancier mais infiniment gourmand (grand-mère lyonnaise oblige) : j’aime connaître l’identité et l’origine de ce que je mange. Une marchandise « muette », c’est-à-dire indifférenciée, j’ai du mal à l’avaler.
Cinquième conviction : si les agriculteurs doivent plus produire, ils doivent aussi mieux protéger. Car la Nature n’en peut plus. Vulgairement parlant, elle est « au bout du rouleau » et commence à présenter la facture de ses malaises. Certains, de plus en plus rares, continuent de croire que l’environnement n’est que source de tracas administratifs. Les autres, la plupart des autres, ont déjà grandement modifié leurs pratiques. Je persiste à considérer que les deux principales échéances européennes à venir – la réforme de la PAC et la mise en œuvre de la directive sur « le bon état des eaux »– sont les deux versants de la même montagne : 2013 et 2015, même combat !
Remarque corollaire quand je vois certains combats entre deux groupes de producteurs-protecteurs (par exemple entre « écologistes » et « raisonnés »), je pense qu’il y a mieux à faire que s’insulter : travailler ensemble. Je préside depuis deux ans le Jury des Trophées de l’Agriculture durable organisés par le Ministère de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Pêche. Les expériences que nous avons primées sont passionnantes et mériteraient d’être mieux connues pour être imitées. Elles prouvent que, de ce point de vue aussi, le monde agricole, même en tordant le nez, change. Mais pensez une seconde, ô gens des villes, au nombre d’adaptations qu’on lui a imposées depuis 30 ans et saluez !
Dernière conviction. Évoquer les lendemains de l’agriculture revient à croire au Progrès. Et qui dit Progrès dit Science, pour être plus précis, relative conscience en la Science.
Je ne suis pas naïf. Je connais les intérêts en jeu. Je ne confonds pas science et technologie. Mais quand je vois des groupes s’arranger pour faire interdire la recherche, quand je vois d’autres groupes décider de leur propre chef que telle ou telle expérimentation est dangereuse et qu’il faut détruire des plantations qui sont en fait des laboratoires, quand je vois qu’ils commettent des dégradations sous le regard bienveillant des juges, je me dis que nous marchons sur la tête.
Cela dit, bon appétit ! Et vive, oui vive l’agriculture !
Pour ceux qui s'intéressent à la liberté d'informer vous pouvez lire la chronique d'Hervé Lalau à propos d'une minuscule affaire concernant mon Espace de Liberté
http://hlalau.skynetblogs.be/archive/2010/11/19/que-peut-on-publier-sur-un-blog.html