« Le 14 mai 1977, via De Amicis à Milan, un jeune homme portant un passe-montagne, un jean à pattes d’éléphant et des bottines tend les bras en position de tir, un pistolet dans les mains. La photo a fait le tour du monde. A peine une semaine plus tard, Umberto Eco écrit qu’il faut garder cette image à l’esprit, qu’elle deviendra représentative de notre siècle. Elle est l’emblème de l’affrontement qui met l’Italie à feu et à sang, le cliché symbole de 1977, d’une « génération perdue » dans la violence d’une année où auront lieu 42 homicides et 2128 attentats politiques.
Je feuillette Le Nouvel Observateur et la voici, en grand format, bien nette, en introduction d’un article consacré aux « années de plomb ». Tout le monde connaît cette image, elle est très forte, pour certains elle est même devenue une icône. Pour beaucoup, elle représente la défaite définitive des idées, de la contestation ; d’autres se réjouissent, y voient la force, la rébellion. Tout le monde s’arrête sur cette image.
Mais il faudrait la retourner, la regarder de derrière, la pénétrer. On découvrirait un monde complexe, qu’il faut analyser.
Sur la fameuse photo, on voit un garçon portant un passe-montagne foncé qui se penche et ture avec un Beretta calibre 22.
« C’est Ferrandi ? – Non, lui, c’est Giusseppe Memeo, il n’a tué ton père, là il n’a que 18 ans, c’est la première fois qu’il tient un pistolet mais, en 1979, avec les Prolétaires armés pour le communisme, le groupe du fugitif exilé à paris Cesare Battisti, il a tué l’orfèvre Pierluigi Torregiani et l’agent de la Digos (l’équivalent des RG) Andrea Campagna. Pendant la fusillade devant leur magasin à la Bovisa, à Milan, le fils de Torregiani, Alberto, a également été touché. Il était adolescent. Depuis il vit dans un fauteuil roulant, hémiplégique. »sur la photo, c’est la scène finale, les jeunes gens sont en fuite, ton père a déjà été touché. Ils sont devant le 59 de la via De Amicis, où il y a un grand magasin de reprographie. Mais si on regarde le cliché avec attention, de l’autre côté de la rue, à moitié caché par un arbre, on voit un autre photographe, Antonio Conti. La clé pour comprendre l’homicide se trouve sur les photos que cet homme, parent d’Oreste Scalzone, (co-fondateur avec Toni Negri de l’organisation d’extrême-gauche Potere Operario), a cachées pendant douze ans dans un livre, dans sa chambre à coucher. »
Ce texte me remémorait toute la complexité de cette période. Lorsque j’avais débarqué dans cette semi-clandestinité j’avais été frappé par le sérieux des militants, à cent lieues des petits frelons de la Gauche Prolétarienne enfants de la bonne bourgeoisie intellectuelle. Là, à côté des intellectuels il y avait de vrais ouvriers travaillant dans les usines, formés à la lutte, rudes, sombres, tristes, déterminés, inaccessibles à toute forme de pitié. Et puis dans le livre de Mario Calabresi ce qui me frappa c’est le peu de place donné aux victimes : « dans les grandes librairies, il y a toujours un rayon consacré aux « années de plomb », parfois même un grand rayon. Il s’agit pour la plupart de livres écrits par des terroristes, présentant une multitude de points de vue, mais de leur côté. D’autres ouvrages reconstituent l’histoire du terrorisme, mais quasiment aucun ne parle des victimes, des gens qui sont morts, de leur travail. Il y a quatre ans, un petit livre de mémoires fin et délicat, écrit par Agnese Moro, a eu un certain succès. Il m’a semblé qu’il jurait dans les rayons, tellement il était différent. » Ce fut une vraie guerre intérieure, implacable, sans merci, inexpugnable à laquelle je n’ai pas participé mais que j’ai pu observer comme le faisait les vrais correspondants de guerre, de l’intérieur.
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