Lucia et moi il nous fallait vite rentrer au bercail où, sans nul doute, nous allions être soumis à la question par nos colocataires qui ne badinaient pas avec une étrange discipline qui se voulait militaire mais qui relevait bien plus d’un début de paranoïa et de soupçon qui allait s’amplifier au fur et à mesure de la répression policière. Comme toujours dans les situations délicates ce sont les femmes qui savent prendre les décisions les plus pertinentes et surtout les plus pragmatiques. Nous allions rentrer ensemble en assumant ouvertement un statut de nouveaux amants qui désarmeraient nos compagnons de chambrée. La belle italienne succombant au charme irrésistible du français fraîchement débarqué ça ne souffrait d’aucun commentaire désobligeant ni de demandes d’explication. À l’extrême limite la durée de notre escapade pouvait nous être reprochée. Il n’en fut rien mais Lucia, toujours elle, avait préparé une réponse cinglante « avec lui au moins je n’ai pas vu le temps passer » qui aurait profondément blessé l’orgueil des mâles italiens. Ce fut un grand silence qui nous accueillit et Lucia s’empressa de gagner la cuisine pour préparer le repas. Moi j’avais décidé de garder la chambre quelques jours pour me mettre les idées en place et je laissai à ma nouvelle compagne officielle le soin de l’annoncer et de me nourrir. Sur le plateau qu’elle m’apporta elle avait déposé un livre à la couverture fripée : KAPUTT de Malaparte. « Si tu veux commencer à nous comprendre, lis ce livre d’une seule traite ! Rien n’est simple en Italie… »
J’avais lu de lui Technique du coup d’Etat publié en français en 1931 par Grasset qui m’avait intéressé car il était à cheval entre plusieurs genres, l’histoire, le pamphlet, la narration et la psychologie des masses de Gustave Le Bon et Gorges Sorel. Touffu et ambitieux il n’était pas à la hauteur du Prince de Machiavel mais il ma captiva. Bon titre, accrocheur, style alerte, formules-choc, analyse lucide, il avait tout pour plaire à un apprenti révolutionnaire. Ne disait-on pas qu’il fut le livre de chevet de Che Guevara et de sa femme ou que le coup d’Etat des colonels grecs en 1967 s’en était inspiré. « L’erreur des démocraties parlementaires, c’est leur excessive confiance dans les conquêtes de la liberté, alors que rien n’est plus fragile dans l’Europe moderne. » Ce livre restait très moderne car il dressait un tableau très actuel du parcours qui conduit, »l’homme nouveau », à s’emparer du pouvoir. Peu importait qu’il soit de gauche comme Trotski ou Staline ou de droite comme Primo de Rivera ou le polonais Pilsudski ou Mussolini. Malaparte reprend la leçon de « l’intelligent » Lénine qui sait que l’idéologie est moins importante que la réalisation efficace d’un coup d’Etat. Le Tout-Paris s’arracha le livre et TROTSKI lui fit l’honneur de l’attaquer de plein fouet dans un discours à Copenhague le 7 novembre 1932 à l’occasion du quinzième anniversaire de la révolution d’Octobre.
« L’écrivain italien Malaparte, quelque chose comme un théoricien fasciste, a récemment lancé un livre sur la technique du coup d’Etat. L’auteur consacre bien entendu des pages non négligeables de son « investigation » à la révolution d’Octobre. A la différence de la « stratégie » de Lénine, qui reste liée aux rapports sociaux et politiques de la Russie de 1917, « la tactique de Trotski n’est – selon les termes de Malaparte – au contraire nullement liée aux conditions générales du pays ». Telle est l’idée principale de l’ouvrage ! L’auteur oblige Lénine et Trotski à conduire de nombreux dialogues dans lesquels les interlocuteurs font tous deux montre d’aussi peu de profondeur d’esprit que la nature en a mis à la disposition de Malaparte. Il est difficile de croire qu’un tel livre soit traduit en diverses langues et accueilli sérieusement (…) Le dialogue entre Lénine et Trotski présenté par l’écrivain fasciste est dans l’esprit comme dans la forme une invention inepte du commencement jusqu’à la fin. » On peut comprendre l’ire du père Léon, qui jouait alors toutes ses cartes contre Joseph Staline pour capter l’héritage du grand Vladimir Ilitch, d’être présenté comme un usurpateur alors qu’il se voulait le disciple le plus fidèle de Lénine. Malaparte, bien longtemps après l’assassinat par de Léon Davidovitch par Ramon Mercader au Mexique, taillera au révolutionnaire russe une fulminante nécrologie qui se terminait au vitriol « On peut dire de lui ce qu’on peut dire de tant d’autres hommes d’action : c’était un écrivain raté. »