L’immense et somptueux appartement de la place des Vosges, que nous venions de louer, impressionna beaucoup Brocheteau ainsi qu’Anita la soubrette qui s’occupait de tenir la maison. Nous déjeunâmes simplement mais en compagnie de belles bouteilles bourguignonnes auxquelles Paul Brocheteau fit honneur à la manière très raffinée d’un œnophile. Comme quoi il ne faut jamais juger quelqu’un qu’à sa trogne : en effet mon cher collègue se révélait un vrai et bon connaisseur de vins. Francesca se fit un plaisir de lui poser, sous le prétexte qu’étrangère à notre beau pays elle était fort ignorante de la belle diversité de nos vins, des questions naïves auxquelles le gravos se fit un plaisir de répondre dans une langue fort policée. Moi je bichais car le Brocheteau venait de me livrer son talon d’Achille : son amour pour les grands vins. Il tenait bien le vin car, loin de s’envoyer le nectar à grandes lampées, il le savourait avec la mine ravie d’un gâte-sauce goûtant ses œuvres. J’allais m’en faire un allié, mon oreille dans la Grande Maison où ce type de fouille merde est très utile pour faire ce que d’autres répugnent à faire et par ce fait même on accès à des dossiers auquel leur faible rang hiérarchique ne leur donne pas accès. Nous prîmes le café dans la bibliothèque où je mis sous le nez de Paul Brocheteau une cave à cigares qui lui tira des onomatopées bien lestes. Alors que nous fumions nos Puros, Francesca s’éclipsa. J’en profitai pour brosser en quelques mots au gravos écarlate le tableau de famille de ma ravissante épouse. Comme pour lui l’Amérique du Sud devait se résumer à la lecture des aventures de Tintin avec le général Tapioca je me permis de lui tartiner une histoire sur la même trame.
Rappelez-vous L'Oreille cassée, lorsque Tintin arrive au San Theodoros dont le président est le général Tapioca, celui-ci craignant la révolution, envoie la troupe dans les rues. Suite à un coup d'État raté, le général Alcazar prend alors la tête de la révolution. Le général Tapioca prend la fuite avec le colonel Fernandez. Contre l'avis de son nouvel aide de camp Tintin, le général Alcazar déclare la guerre au Nuevo Rico
Afin d’annexer le territoire du Gran Chapo pour le compte de la General American Oil. Le gravos environné d’un nuage de fumée m’écoute religieusement tout en lâchant de temps à autre des rots et des vents. Après tout comme Hergé je raboutais mes petites histoires à la grande Histoire : la Guerre du Chaco opposa entre 1932 et 1935 la Bolivie soutenue par la Standard Oil au Paraguay, soutenu par Shell. Bien sûr j’omettais les épisodes du genre : le général Alcazar condamnait par la suite le colonel Tintin à être fusillé pour traîtrise mais je ne résistais pas au plaisir de broder sur l’épisode où une nouvelle révolution éclatait dans le pays, ramenant Tapioca au pouvoir. Le général Alcazar s’expatriait alors en Belgique et devenait lanceur de poignards dans Les Sept Boules de cristal. Brocheteau, tout de même un peu pompette, savourait mes entrechats révolutionnaires que je persistais à lui offrir en lui servant un remake d’Alcazar retournant une deuxième fois en Belgique pour acheter des avions à un trafiquant dans le but de mener une révolution – c’est dans Coke en stock – pour renverser le général Tapioca et reprendre le pouvoir au San Theodoros. Mon stock d’aventures récentes me permettait de nourrir sans risque mon récit.
Alors que nous contemplions la Place des Vosges Francesca nous annonçait en venant nous rejoindre « je vous abandonne, je vais faire un tennis avec Lucille de Clermont-Tonnerre au Pré Catelan… » Je crus que le gravos allait avoir une attaque lorsqu’il découvrit Francesca en jupette et polo blancs. « Je me suis habillée car je suis très en retard et il me faut traverser Paris… » Le concept d’être habillé, interprété sous l’angle qu’en présentait Francesca, convenait parfaitement à mon cher collègue qui s’enhardissant plus encore proposa à ma belle épouse de l’embrasser « maintenant que nous sommes presqu’ami » Elle lui tendit la joue. Brocheteau lui claqua une bise puis une autre sur l’autre joue tout en profitant de la proximité pour poser ses grosses paluches sur les épaules de Francesca. Lorsque nous fûmes seul il lâcha totalement la bonde « Putain, t’as vraiment le chic pour te dégoter des saintes nitouches carrossées comme des reines. Je suis sûr que cette garce doit aimer se faire tringler comme une putain en récitant des je vous salue Marie. En plus, pleine aux as. T’es un sacré veinard mais je suppose que t’en as plus rien à branler de la crèmerie de la rue des Saussaies,
- Détrompe-toi mon cher Paulo, je suis toujours en ligne pour le service de la France !
- Tu déconnes !
- Non mon vieux je suis sérieux de chez sérieux.
- Ah, bon ! Tu m’en diras tant. Alors je peux peut-être te rendre de menus services ?
- Pas à proprement parler des services mais disons que je peux te faciliter la vie en échange de coup de mains. Ça te va Brocheteau,
- Pour sûr ! Bon j’te demanderai pas d’me prêter ta dulcinée pour faire des parties de jambes en l’air mais tu pourrais de s’côté-là, où c’est pas pour moi facile tous les jours pour moi, me procurer du premier choix…
- D’accord, mais pour l’heure nous allons faire un détour par la cave…