Lorsqu’en novembre 71 François Mitterrand posait le pied sur le tarmac de l’aéroport Arturo Merino Benitez de Santiago, flanqué de Gaston Deferre et de Claude Estier, j’étais aux premières loges pour jauger l’accueil des autorités et de la presse de l’Allende Français. Le tout nouveau premier secrétaire du PS, qui n’avait pas encore limé ses canines, un peu empâté, ressemblait à un cheval de retour fourbu, entre deux âges, alors que le vieux Deferre, qui passait son temps à mitrailler tout ce qui bougeait avec un petit Instamatic Kodak, paraissait primesautier et coquin. Dès ses premières déclarations Mitterrand ne cachera pas l’objectif de son voyage : « Le Chili, dira-t-il, est une synthèse intéressante et originale. En France, pays industriel avancé dans la zone d’influence occidentale, il est peu probable que puisse se développer une action violente sans qu’elle soit réprimée par les forces de la grande bourgeoisie. Le mouvement populaire peut, en revanche, légitimement penser l’emporter par la voir légale : grâce au suffrage universel et aux pressions des travailleurs dans les secteurs en crise. Il s’agit de démontrer aux Français que cette voie est possible. La preuve ? Le Chili est en train de l’apporter ». Danièle la militante, la gardienne de l’orthodoxie, l’épouse délaissée mais non résignée, ne faisait pas partie du voyage et elle ne put ainsi serrer la main d’une ses futures idoles : Fidel Castro.
En effet, le 10 novembre l’emblème de la Révolution cubaine débarque lui aussi à Santiago pour témoigner de la gratitude de son peuple qui « n’oubliera jamais que la première mesure décrétée par le nouveau président a été le total rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays, défiant le pouvoir de l’impérialisme qui avait imposé aux gouvernements d’Amérique latine, à l’exception du Mexique, la rupture des relations avec Cuba, et elle n’oubliera pas non plus son courageux geste d’aller chercher et accompagner les trois Cubains et les deux Boliviens survivants de la guérilla du Che, en sa condition de président du Sénat du Chili». En réponse, le bon docteur Allende déclare «La présence de Fidel et les magistraux enseignements de ses discours ont affermi la foi révolutionnaire des peuples latino-américains». Le mythe Allende se construisait et Danièle Mitterrand, grande gardienne des libertés, saura toujours préserver le Cuba du Leader Maximo de son champ d’indignation. La grande caisse de compensation entre les dictateurs permettra de vilipender l’ignoble Pinochet au regard fourbe caché derrière ses lunettes noires en invoquant les mânes d’Allende « La lutte des peuples ouvrira inexorablement les grandes allées qui conduisent au futur. L’histoire de Salvador Allende brillera alors comme un soleil infini».
Par l’entremise de Charles-Enguerrand de Tanguy du Coët, dont le père sénateur MRP avait frayé avec le Gastounet en 1965 lorsqu’ avec l’appui de l’Express de JJSS celui-ci fut le « Monsieur X » d’un éphémère mouvement démocrate à la française, qui aurait rassemblé l’aile social-démocrate de la SFIO et les chrétiens-sociaux du MRP, inspiré du modèle américain et du président Kennedy, je pus rencontrer le maire de Marseille à l’ambassade. Tout comme Mitterrand, l’homme était petit, avec une certaine raideur de l’encolure, et comme tous deux portaient des galures noirs plats et des écharpes rouges qui les faisaient ressembler d’allure à Bruant, l’intelligentsia de Santiago les parait d’une auréole de révolutionnaires qui prêtait à sourire ceux qui, comme moi, connaissait leurs parcours respectifs. En dépit de son phrasé chantant du Sud, Deferre ne galéjait pas, en bon descendant d’une famille protestante cévenole il savait manier à la perfection une forme de rigueur avec une pratique de la politique où le clientélisme tenait une place centrale. Pour l’occasion j’avais mobilisé Francesca et Marie-Charlotte de Tanguy du Coët qui, depuis l’épisode du dîner passaient beaucoup de temps ensemble. Bonne pioche, dès son arrivée dans la bibliothèque de l’ambassade l’œil du Gastounet s’allumait. Il faut dire que mes deux compagnes n’avaient pas lésiné sur le bon chic parisien. Par bonheur Edmonde Charles-Roux, que Gaston Defferre épousera en 1973, n’était pas du voyage et je pus ainsi, dans une atmosphère détendue, faire part au futur Ministre de l’Intérieur de François Mitterrand, de la réalité du régime chilien.