Ça ne traîna pas, dès le lendemain un honorable conseiller agricole exerçant ses honorables fonctions dans un de ces machins, dont raffolent les américains, censé aider ces pauvres chiliens à développer des cultures d’exportation, m’attendait dans le hall de l’hôtel. L’homme alliait le fripé d’une peau grêlée de vieux blond avec le froissé d’un costard en lin qui avait du être blanc. Il portait un chapeau de type panama lui aussi douteux, jauni et dès le matin auréolé de sueur, des docksides avachies et il tétait un long et fin cigare noir éteint. Ses dents fines, pourries, oscillaient entre le jaune beurre rance et un marron de jus de chique. Ce type semblait vidé de vie, revenu de tout, impression confirmée par sa poignée de main molle et son regard éteint. Les postes minables, le whisky ou le bourbon, les putes et l’ennui sans doute l’avaient réduit à l’état de détritus proche de la décharge, seule sa voix gardait des accents juvéniles, un homo refoulé peut-être. Son accent traînant du sud et son vocabulaire plein de mots compressés ou bouffés rendaient notre conversation pénible. L’arrivée de Chloé, fraîche et pimpante, le transfigurait. À peine avait-elle posé ses belles fesses sur le tabouret du bar où j’avais entraîné l’américain que celui-ci l’interpelait en italien « Italienne, hein ! » Elle opinait et le vieux chnoque s’animait, brassait de l’air avec les mains, roucoulait, racontait sa vie, ses aïeux quittant Trieste, sa seconde femme née à Vigata en Sicile, débondé il s’épandait. De poids mort il passait a allié potentiel soit par manipulation, soit parce qu’en confiance avec Chloé il se laisserait aller à lui plaire. Les hommes sont ainsi faits.
Bob Dole voulait un rapport dans les 24 heures. Je lui fis répondre, par l’entremise d’Ernest J Gayne notre correspondant amorti, qu’il aille se faire mettre par une tribu d’Apaches alcooliques et qu’il veuille bien noter mes exigences : « ouverture d’un compte à la Banco de Chile avec un crédit illimité, la liste des personnages les plus influents des états-majors de l’armée chilienne, la mise à disposition d’une villa dans le quartier chic de Las Condes à Santiago et d’une voiture européenne, une 404 Peugeot si possible un coupé... » Gayne n’en croyait pas ses longues oreilles poilues, sans nul doute en plus de trente ans de carrière jamais il n’avait du entendre un type oser se payer la fiole d’un grand ponte de la Centrale de Langley d’une manière aussi désinvolte. Chloé soufflait le chaud et le froid en italien « Vous pouvez le lui dire à votre manière, avec les précautions d’usage, mais, même s’il doit commencer à le comprendre maintenant, assurer-le que ce type est incontrôlable et qu’il serait préférable qu’il fasse droit à toutes ses demandes... » Ernest J Gayne se renfrognait, la tournure prise par les évènements le contrariait, alors il entreprenait de se curer le nez sans se soucier de l’air horrifié de Chloé. Pour débloquer la situation je lui proposais de rédiger ma demande, en français puisque Dole le parlait et le lisait couramment, « ça vous dédouanera puisque vous pourrez toujours vous abriter derrière le fait que vous ne saviez pas ce que vous transmettiez... » L’ombre se retirait de sa sinistre tronche mais un nouveau dilemme l’agitait : comment se débarrasser de son butin nasal ? Un instant je balançais de lui suggérer de bouffer ses crottes de nez mais, faute de maîtriser correctement sa langue, je m’abstenais. Gayne optait pour le revers de l’accoudoir de son siège. Chloé était à deux doigts de gerber.
L’efficacité de mon plan tenait, selon moi, à ce que ma stratégie ne se calquait pas sur les schémas traditionnels des deux camps extrêmes : le MIR et la haute hiérarchie de l’Armée chilienne. Pour le premier, ses militants vivaient dans les campamentos comme des poissons rouges dans un aquarium et, toute tentative extérieure pour entrer en contact avec eux se heurtait à une méfiance très légitime. Bien sûr dans les manifs les drapeaux rouges et noirs siglés MIR flottaient mais ils étaient brandis par des comparses, des minettes ou des gamins, les meneurs n’allaient pas prendre le risque de se faire repérer par les flics ou les services de renseignements des militaires. Plutôt que de les aborder en excipant une appartenance à un groupuscule gauchiste européen j’allais, depuis ma villa de Las Condes, leur lancer ouvertement une invitation en me présentant comme une sorte de mécène européen mettant sa cassette au service des Révolutionnaires radicaux. Même si ça peut vous paraître étrange les animateurs du MIR, très majoritairement issus de la petite bourgeoisie, restaient fascinés par ce type de grand seigneur traître à sa classe. Du côté des galonnés je jouais la carte de l’homme d’affaires qui prépare l’avenir avec les futurs détenteurs du pouvoir. Foin de politique l’important consistait à donner à ces messieurs de belles perspectives d’arrondir leurs soldes lorsque seraient détricotés les nationalisations d’Allende. Sociétés écrans, paradis fiscaux, comptes en Suisse, tout l’arsenal du parfait entremetteur bien introduit dans la lointaine, mais si séduisante, Europe. Chloé sur ce point constituait mon meilleur dépliant de réclame : les culottes de peau allaient baver comme de vieilles haridelles face à une pouliche dotée d’un splendide pedigree. Restait à convaincre le sieur Bob Dole que je continuais à jouer pour son camp et ça n’était pas couru d’avance...