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6 juin 2010 7 06 /06 /juin /2010 02:09

L’adresse de Sacha se révéla être celle d’un temple luthérien où un pasteur acétique flanqué d’une servante sans grâce nous accueillirent avec une économie de paroles qui cadrait bien avec le climat pesant de la capitale de la RDA. En dire le moins possible ici participait à l’instinct de survie : personne ne comptait sur personne, les liens sociaux se résumaient à une forme très accomplie d’ignorance mutuelle doublée d’un état d’indifférence profond sur le malheur des autres. Ils sortaient, comme leurs frères de l’Ouest, vaincus, cabossés, affamés, asservis, mais eux se retrouvaient parqués, retenus prisonniers par un parti qui se disait frère du grand vainqueur soviétique. Plus de repères, la grande machine à laver les cerveaux opérait pour que l’Histoire officielle essore le passé de la vieille Allemagne et serve de moule au soi-disant Homme Nouveau Socialiste. Je supposais que nos hôtes, sans être des opposants, ni même des résistants, devaient rendre des services à Sacha en échange d’une liberté d’action relative pour l’exercice de leur culte. Ils nos installèrent sur des lits de camp dans une soupente au-dessus de la salle paroissiale de réunion. Jeanne semblait totalement absente, elle me suivait sans piper mot.

 

Sacha se pointait comme un chat, selon ses bonnes habitudes, au beau milieu de la nuit alors que nous dormions après avoir ingurgité un dîner composé de pommes de terre à l’eau et de harengs saurs arrosés d’une bière immonde. Jeanne dormait à poings fermés. Assis sur le bord de ma couchette, Sacha m’informait qu’il allait nous exfiltrer d’ici sous le couvert d’une troupe de jeunes comédiens anglais que le British Council qui, après avoir entamé sa tournée par Berlin-Est, partait le surlendemain pour le Festival International du Théâtre de Prague. La chance nous souriait, le régisseur et son assistante venaient de contracter la coqueluche. Nous prendrions leurs places nombre pour nombre. J’informai Sacha de nos nouvelles identités, n’allaient-elles pas poser problème au sein de ce groupe de jeunes rosbifs. Sacha haussa les épaules : « ils n’auront pas d’autre choix que de gober mon histoire. D’ailleurs, ils sont tellement cons que je suis persuadé qu’ils vont trouver ça terriblement excitant d’accueillir deux bronzés. Surtout que ta compagne me semble pourvue de tout ce qu’il faut pour exciter leur libido de boutonneux. » Je m’inquiétai des visas. « Entre pays frères c’est relax, et d’autant plus que vous êtes officiellement des protégés de Boumediene... » me rétorquait un Sacha plus intéressé par la contemplation du corps de Jeanne endormie que par mes inquiétudes. D’un ton désinvolte il ajoutait « le plus difficile pour vous sera de sortir de la nasse des pays du Pacte de Varsovie. Là il vous faudra jouer serré... »

 

Le car dans lequel nous embarquâmes, un British Leyland, avait des allures de bus psychédélique avec sur ses flancs des fleurs peintes cernant des décalcomanies de portraits de Marx, Gandhi, Castro, des Beatles et bizarrement de la Reine d’Angleterre et son porte-bagages couvert d’une bâche bleue arborant la colombe de la paix. Nous gagnâmes, Jeanne et moi, les places du fond qui nous étaient réservées. Les saluts furent joviaux mais nous dûmes nous habituer à nos nouveaux prénoms : Mohammed et Sonia. Le voyage se passa sans incident et nous nous retrouvâmes à la tombée de la nuit dans un hôtel pour congrès, en lisière de la ville, genre monstruosité de verre et d’acier à la sauce soviétique. Après un dîner, où je ne saurais dire ce que nous avons ingurgité, dans une salle à manger sinistre, nous descendîmes dans le bar de l’hôtel au sous-sol où les colonnes de pierre et les fresques se voulaient représentatives de la grandeur des Habsbourg. C’était totalement grotesque. Quelques grosses pouffiasses buvaient du Coca-Cola à la paille en jetant des regards autour d’elles pour repérer d’éventuels festivaliers étrangers égarés qu’elles pourraient ferrer et, peut-être, attirer dans leur lit. Depuis notre arrivée nous étions flanqués de trois accompagnateurs officiels. Sacha m’avait prévenu « c’est l’usage, tu fais comme si tu ne le remarques pas. Votre chambre sera fouillée. Ne jouez jamais au plus malin. Souriez sans arrogance ça les rassurera... » Très vite j’avais compris qu’en fonction de l’ordre hiérarchique le lourdaud Conrad, amateur de Pilsner, s’accrochait à mes basques ; que le grand Horst, avec ses faux airs d’intellectuel, pistait Jeanne ; et que, la très revêche Frau Doktor Bahr de l’ambassade d’Allemagne de l’Est à Prague surveillait tout le monde. Une folle gaieté régnait à notre table où seul Horst tentait d’animer un semblant de conversation avec Jeanne qui jouait à merveille l’effarouchée du sérail. Moi je ne cessais de penser à nos retrouvailles dans notre chambre au lit très étroit.

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