Clarisse me précédait dans un couloir aux murs peints à la chaux et éclairé par des bouquets de torches plantées dans des tonneaux posés sur leur cul. L’odeur de résine, sucrée et entêtante, m’enveloppait comme une gangue poisseuse. Tout au bout, une grille en fer forgé ouvrait sur une vaste cour dont le gravillon blanc des allées éclatait sous le faisceau de la pleine lune. Le corps de bâtiment en U qui la cernait, avec ses petites fenêtres, son allure trapue, me rappelait les écuries du château du Plessis où mon père m’emmenait lorsqu’il allait discuter avec le vicomte. Dans l’allée Clarisse, perchée sur ses hauts talons, se tordait un peu les chevilles ce qui donnait à sa démarche un déhanchement très suggestif. Aussi surprenant que ça puisse paraître le balancement de ses fesse hautes et fermes me laissait de glace, plus exactement éveillait en moi un pur plaisir esthétique, intense mais sans conséquence hormonale. Pour une raison que je ne m’expliquais pas, d’ailleurs dans l’instant je n’en cherchais aucune, je classais Clarisse dans les cérébrales. La suite infirma cet à-priori, c’était une passionnée. Nous entrâmes dans un chai. Même si je n’avais mis les pieds dans un chai je sus de suite que c’en était à l’odeur caractéristique des lieux vinaires. Je ne saurais trop vous la définir car mon seul souvenir se résumait à mes visites de la cave du grand-père, sombre et pleine de toiles d’araignée. Disons à la fois végétale, douçâtre, de vieux bois, et animale, mais au sens d’une sellerie. Mémoire confuse car non liée à des souvenirs importants.
Sitôt en ce lieu Clarisse devint volubile, incandescente, avec force de gestes elle me décrivait le quai de réception, l’arrivée de la vendange, ses termes techniques me passaient au-dessus de la tête : conquêts, égrappoirs, j’opinais, j’approuvais, je souriais bêtement. Le pressoir ne ressemblait en rien à l’antiquité sur roues en fer de mon grand-père qui cliquetait sous le mouvement des hommes qui serraient manuellement la vie sans vis avec une longue tige fer polie par le contact de leurs mains calleuses. Là il y en avait trois et ils me semblèrent semblables à des monstres couchés, en léthargie. Nous passâmes ensuite dans une sorte de cathédrale dont l’allée centrale était bordée de cuves en béton pourvue d’une gueule ouverte tout en bas. La fermentation du moût, les mots de Clarisse me faisaient songer au rougeoiement des hauts-fourneaux, matière en fusion, maîtrise des températures, le tumulte, le combat, tempête sous le « chapeau », et puis petit à petit tout s’apaise, le vin nouveau pouvait couler dans les longs serpents rouges qui jonchaient le sol. Moi qui croyait que le vin ne se faisait que dans le bois, souvenir des grands tonneaux du grand-père prêt à accueillir le jus pressé. J’y humais par la bonde les flaveurs soufrées et puis, comme le disait pépé, « laissons le vin bouillir ». Pour sûr que c’étaient des vins libres, ils faisaient ce qu’ils voulaient mais, après tout ce n’étaient que de vulgaires piquettes. Ici, la technologie régnait sans partage : le vin en Argentine comme en France régnait sur la table du peuple et l’industrie du vin y était fort prospère.
La technologie m’indiffère, j’ai une âme de pur consommateur, ce qui se cache sous le capot ne m’intéresse pas. Pour le vin c’est le plaisir d’une belle bouteille choisie puis ouverte, la conception et la mise-bas c’est de la cuisine et, dans ce chai froid et monstrueux, de la cuisine de pension : lourde et insipide. Même si j’affichais un intérêt poli Clarisse devait lire de mes pensées car, glissant son bras sous le mien, elle se taisait enfin et m’entrainait de son pas décidé vers un escalier qui se précipitait sous la dalle de béton du chai de stockage. Je n’avais pas encore vu une seule barrique. La porte métallique tout au bas des marches était pourvue de trois serrures à code. Précaution qui laissait penser à une caverne d’Ali Baba. C’en était une car, une fois passé un sas, sous une voute briquetée s’étalait un quadruple alignement de barriques neuves. Les fragrances de bois toasté mêlés à celle du vin, des vins devrais-je écrire, m’envahissaient. En proie à réel un choc esthétique je me laissais aller à caresser du bout des doigts la surface des douelles assemblées par leur contrainte de fer. En quelques pas nous venions de passer de la masse à l’élite, même si je ne pouvais savoir si les vins présents dans cette cave faisaient partie de la caste des seigneurs. Clarisse se saisissait d’une pipette, me tendait deux verres et d’une voix, où pointait la fierté, elle me disait : « ce rang ce sont les GCC de Bordeaux et Pomerol qui n’a pas de classement, celui-ci ce sont les grands climats de la Bourgogne, au long du mur de gauche ce sont ce que mon père nomme les petites merveilles françaises méconnues et au long du mur de droite les challengers étrangers. Ils viennent tous dans leurs barriques dans des bateaux affrétés par nos soins.» Je restais béat face à autant de merveilles assemblées.