Le Chili d’Allende, pour la gauche française, surtout celle de Saint Germain des prés, des clubs de l’Obs., des chrétiens progressistes, c’était le grand laboratoire du passage pacifique du capitalisme au socialisme démocratique. La fine fleur des plumes journalistiques venait humer ce vent salubre, s’en imprégner pour pisser de la copie saint-sulpicienne, ce qu’on qualifierait de nos jours des papiers « politiquement correct ». Je les croisais dans les bars d’hôtel. Rien ne pouvait les faire dévier de leur mission évangélisatrice de grands reporters au service de la cause se contentant de recueillir les clichés des intellectuels et des technocrates du régime, de faire des visites guidées dans les fiefs tenus par le MIR. Jamais au grand jamais ces baroudeurs n’auraient mis les pieds dans les quartiers du petit peuple industrieux, des boutiquiers, des futures tapeuses de casseroles, pas fréquentables ces gens-là, ce qui n’empêchait pas ces bonnes âmes d’accepter des invitations à la table de la grande bourgeoisie des professions libérales, celle qui sait si bien avoir des idéaux de gauche et le portefeuille à droite. Jeu de dupe, pure paresse, cécité, je ne savais pas mais je ne me risquais plus à tenter de les convaincre car mon point de vue réaliste me valait d’être taxé par eux de valet de l’impérialisme américain, ce qui n’était pas tout à fait faux sans pour autant nuire à la pertinence de mon jugement. La division du monde en deux blocs, même si la fiction des non-alignés arrangeait les deux camps antagonistes, viciait le jugement des plus honnêtes, le socialisme réel des pays parqués derrière le rideau de fer, les folies agrestes de Mao, la dictature naissante de Castro, la main de fer d’oncle Ho et des Viêt-Cong, n’étaient que des broutilles face au napalm de Kissinger et de Nixon. Les queux devant les magasins vides, la gabegie, le rationnement, la planification bureaucratique n’étaient que des péripéties négligeables pour ce beau monde de bien nourris.
Dans mon rôle de catalyseur des mécontentements populaires, bien bordé, fonctionnarisé, je commençais à m’ennuyer ferme, à m’empâter. Mes amours clandestins me pesaient aussi. Je manquais d’allant. Francesca, fine femme, pressentait le danger, un soir elle me déclarait tout à trac, bras croisés sur sa belle poitrine « Sors-moi ! » Pure folie et pourtant sitôt cette injonction nous quittions le lit conjugal pour une boîte de nuit. Expérience calamiteuse tellement ce lieu suintait l’ennui. Dans le taxi du retour Francesca me chuchotait « Emmènes-moi chez toi ! ». Ce à quoi je lui répondais que depuis des lustres je n’avais pas de chez moi. Elle souriait en se pelotonnant tout contre moi « Je voulais dire, emmènes-moi dîner à l’ambassade de ton pays... » J’en restais baba mais j’embrayais ma petite machine à faire des folies. Que risquait Francesca ? Rien ou si peu, mes amis américains feraient pare-feu du côté des services du mari trompé. En revanche pour moi sa proposition m’offrait une nouvelle perspective : reprendre contact avec ma maison-mère qui avait un peu perdu ma trace depuis l’épisode de Berlin-Est. À bien y réfléchir, je n’avais jamais songé à le faire depuis mon arrivée à Santiago et comme nos services de renseignements se révélaient soit peu performants, soit tout simplement à la remorque de leurs collègues américains, personne ne se préoccupait de moi. Le lendemain, en prenant contact avec un certain Ramulaud à l’ambassade de France, Eva avait concédé du bout de ses belles lèvres à me livrer ce nom, je pus vérifier que nos services se fichaient totalement de moi comme du devenir du régime Allende, pour eux c’était l’affaire des américains, ils se contentaient d’assurer une sorte de fichage systématique des amoureux de l’expérience chilienne venant faire du tourisme politique à Santiago. Mon irruption dans le paysage dérangeait salement leur petit train-train. De mauvaise grâce, sous la menace à peine voilée d’un petit mémo à Paris, Ramulaud acceptait de me recevoir le jour-même.
Armand Ramulaud, capitaine de réserve, coupe en brosse, costume Armand Thierry, chaussures André, sourcils en bataille, pipe culotée, bureau en ordre impeccable, une caricature de culotte de peau doublée d’une vue basse et de l’absolue certitude que l’armée française en 40, à Dien-Bien-Phu, en Algérie, avait été la victime de ces cons de civils. Même si je n’en étais pas tout à fait un, eu égard à mon statut de policier, la vieille baderne me reçut avec une froideur teintée de perplexité. Qu’étais-je vraiment ? Je n’entrais dans aucune de ses cases préétablies. Méfiant il commençait à me cuisiner. Que voulais-je ? Qu’est-ce je fricotais avec les ricains ? Pourquoi n’avais-je pas pris contact plus tôt avec l’ambassade ? Mes réponses vaseuses lui faisaient monter la moutarde au nez. Je le laissais s’échauffer avant de placer mon estocade. Son « je n’ai pas de temps à perdre avec... » me permettait de le couper en m’attribuant le qualificatif qu’il retenait entre ses grosses lèvres gercées « ... avec un jeune con de mon espèce qui vient te prévenir, tête de nœuds, qu’il va venir dîner avec son Excellence Monsieur l’Ambassadeur de France en compagnie de la belle Francesca épouse légitime du général Juan Manuel Guillermo Contreras Sepúlveda... » Saisi, vitrifié, il tendait ses mains vers moi puis agitait nerveusement ses bras courtauds comme s’il m’implorait de bien vouloir revenir en arrière. La bouche ouverte il manquait d’air. Sans pitié je me levais en le toisant « je compte sur toi pour que notre souper fin se passe dans la plus grande discrétion... » Bandant ce qui lui restait de forces et de lucidité il parvint à articuler sa détresse « Vous êtes complètement fou... ça n’est pas possible... vous allez nous foutre dans une sacré mélasse... » En ouvrant la porte je lui claquais le bec d’un « alors, c'est une tradition de l'armée française, défaitiste capitaine... » qui l’achevait