Le matin du Nouvel An 72 je suis allé accueillir sur le tarmac de l’aéroport la sainte famille de Tanguy du Coët privée bien évidemment de sa nounou mapuche. Marie-Amélie profitant de l’échange traditionnel des vœux, et de l’attention détournée de son époux en grande conversation avec le Premier Secrétaire de l’ambassade, me sautait au cou et ses baisers dédaignaient mes joues pour mieux effleurer la commissure de mes lèvres et s’y attarder. La comtesse, née de Chabaud-Rohan, revivifiée par l’air du pays, me chuchotait à l’oreille « J’ai promis à Francesca de veiller sur vous. Entre femmes on se comprend. Venez demain pour l’heure du thé... » Elle réajustait son chignon avec élégance en me gratifiant d’un sourire plein de dents sans équivoque. Le côté androgyne des planches à pain m’a toujours ému, chez Marie-Amélie il se doublait d’un air résigné de plante en pot sage prêt, sous une soudaine poussée de sève vive, à se transformer en drosera carnivore. En lui éparpillant les cheveux sur ses épaules, en parcourant le galbe parfait de ses longues jambes, en attisant la braise qui couvait en elle, je me voyais bien jouer les boyards dans son boudoir. Mais l’heure n’était pas aux galipettes car si j’étais venu à la rencontre de l’ambassadeur c’est que la veille j’avais reçu la visite du représentant du « comité ad hoc » une jeune type tout frais émoulu de Harvard. Constitué au début de 1971 à Washington ce «comité ad hoc» où étaient représentés l'Anaconda Company (mines de cuivre), la Kennecott (cuivre), Ralston Purina (alimentation des bestiaux), Pfizer Chemical (médicaments), Grace and C° et Bank of America s’était donné pour objectif de maintenir la pression sur Henry Kissinger.
Ce charmant jeune homme, aux ongles manucurés, lisse comme une pomme, morgue en kit, un peu petit tout de même, venait s’enquérir auprès de ma petite personne de la vivacité des « petits vers du MIR» et de leur capacité à « véroler le vieux chancre » et à hâter « l’état de pourrissement du fruit ». Ses employeurs, drivés par Gerrity vice-président d'ITT, avait suggéré à Broe, le chef du service Amérique Latine de la CIA, un plan d’accompagnement afin de hâter la décomposition de l’économie chilienne. Rien de très violent, la méthode douce s’apparentant à l’euthanasie d’un patient en phase terminale. En d’autres circonstances je l’aurais rudoyé mais là, voulant moi-même m’extirper du bourbier, je graissai ma tartine de miel, je lui servis une description qui le ravit. Profitant de son état de faiblesse, sans vergogne, je sollicitai un chèque de 100 000 dollars pour mes bonnes œuvres en ajoutant que madame Harriman ne percevait pas toutes les subtilités de la volaille gauchiste et que sa pingrerie se révélait préjudiciable à la prolifération de la gangrène de l’ultra-gauche. Sous-entendu : ce bonus reste entre nous. Il opinait en signant un chèque de la Bank of America. Alors qu’il me tendait sa petite contribution à ma future désincarcération du merdier chilien je lui proposais, très baroudeur du Middle West, d’enfiler un treillis et de chausser des pataugas pour que nous puissions nous enfoncer dans les métastases occupées par le MIR dans la proximité de Santiago. Il se raidissait, malaxait ses belles mains tout en cherchant une voie de sortie honorable que je lui proposai avec componction « J’ai une meilleure idée. Vous devriez rendre une visite de courtoisie au général Juan Manuel Guillermo Contreras Sepúlveda. C’est un homme clé. Au détour de la conversation dites-lui que sa charmante épouse coule des jours heureux aux côtés d’Arnaldo Ochoa le terrible Cubain qui commande en sous-main la Grade Prétorienne d’Allende. Ça le mettra en condition ». Rasséréné, le jeune mandataire prenait congé en me serrant la main avec effusion.
Charles Enguerrand, en bon diplomate, jugeait mon procédé un peu toxique et il me conseillait de faire attention à mes abattis. Semelles de crêpe et cheveux brosse estimait, lui, qu’une bonne grenade dégoupillée avait toujours l’avantage de foutre le bordel là où il fallait le mettre. Bien entendu dans la conversation je n’avais fait aucune allusion à la petite avance du sémillant représentant du « comité ad hoc ». Avant même que je ne l’informe de sa visite l’ambassadeur m’avait confié avoir été ravi de faire la connaissance du Grand Homme et que Francesca était en de bonnes mains. Ramulaud goguenard nous suivait comme un vieux chien fourbu. Nous papotâmes sur Paris, sur le Monts des Alouettes, la messe de minuit dans le vieux Pouzauges, puis j’entrepris mon embobinage de diplomate. Tâche fort aisée au demeurant. Les salades pas très fraîches que je vendais au digne représentant du Quai d’Orsay ravissaient le capitaine car il savait que j’allais enfin décaniller, débarrasser le plancher. Mon projet s’apparentait au billard français à quatre bandes : petite excursion avec visa touristique pour Buenos-Aires par un vol régional régulier, puis, avec le faux passeport que Ramulaud m’avait bichonné, d’un coup d’aile je gagnerais Brasilia, là location d’une voiture pour me rendre à Belém d’où je m’embarquerais pour Cayenne. Et ainsi je me retrouverais sur le territoire national muni de mes vrais papiers d’où je pourrais m’envoler pour Paris-Orly aux bons soins d’Air France. Là-bas, un petit saut chez le grand homme puis cap sur Milan.