Le nid était vide. J’avais faim. Sur la porte du frigo un post-it « je pars une semaine chez ma mère », l’eau de mes spaghetti frissonnait. Me retrouver seul m’allait bien. Elle m’avait acheté une belle bouteille de vin. Le silence de la Mouzaïa m’enveloppait dans un cocon protecteur, j’entreprenais de me confectionner un pesto. L’ail me collait aux doigts. Je pilonnais le basilic qui épandait ses fragrances poivrées. Y-avait-il des pignons de pin ? Je n’eus pas beaucoup à chercher, sur la porte du placard à provisions Émilie avait dressé la liste de tout ce qu’elle m’avait acheté. Lorsque je jetai les spaghetti bouillants sur mon pesto mon téléphone s’agitait dans la poche de ma chemise. Ce devait être elle ; ce n’étais pas elle mais Dubouillon un pilier de la grande maison. Répondre c’était prendre le risque de me retrouver face à des spaghetti tièdes ce qui était au-dessus de mes forces. Avant de m’assoir je pianotais un sms pour mon cher collègue « je n’y suis pour personne, même pour le Premier »
J’ouvrais la bouteille de Patrimonio, le niellucciu de Grotte di Sole, gras, porté par une allonge fraîche, était superbe, il me tapissait le palais. Penché sur mon assiette, à l’italienne, j’aspirais mes spaghetti. Mon smartphone émettait le bip annonçant la réception d’un message, puis un second, puis un troisième, ça devait chauffer dur du côté de Beauvau. Je m’essuyais les lèvres. Mon second verre de Grotte di Sole me ramenait dans le maquis corse, dans les bras d’Émilie. Que faisait-elle en ce moment ? Les spaghettis me calaient, j’allais pouvoir me mettre à ma table de travail pour écrire. Par acquis de conscience je consultais les messages :
le premier « fais-pas le con répond ! »,
le second « ta note au Premier a foutu un souk pas possible, radines ! »,
le dernier « on vient te cueillir ! »
Je pianotais « chiche ! Vous ne savez pas où je crèche ! »
La réponse fusait « Ducon, tu ne sais pas ce que c’est que la géolocalisation… » Je coupais mon téléphone, jetais quelque vêtements dans un sac, fourrais mon ordinateur portable avec eux, sortais mon vélo et je me tirais sans éteindre les lumières de la Mouzaïa afin que mes petits camarades tergiversent avant de savoir quelle stratégie adopter pour me faire sortir de la place : la persuasion ou la force.
En passant à Barbès j’achetais dans une boutique un Nokia basique et une carte. L’air était doux. Je débarquais chez Claire qui m’offrit, sans rien me demander, l’hospitalité. La colocation faisait la fête, je me glissai nu dans les draps et, en dépit du bruit, je m’endormis comme un bébé sans demander mon reste. Les situations de tension extrême m’apaisent. Avant même que le jour ne se lève j’étais debout, l’appartement ressemblait à un champ de ruines, quelques corps gisaient çà et là, des odeurs mêlées âcres et aigres flottaient dans tout l’appartement. Je gagnai la cuisine pour me faire du café. Dans le capharnaüm de bouteilles vides, d’assiettes emplies de détritus, de verres plein de mégots, je repérais une corbeille de fruits indemnes. La cafetière asthmatique crachotait, le café ne serait pas fameux. Je pressais des oranges, des citrons et des pamplemousses sur un presse-fruits en verre, un très bel objet. Le jour se pointait. J’imaginais la tronche furibarde de mes chers collègues. J’enfilais d’un trait le grand verre de mes jus mêlés.
Il était hors de question que je me remette dans le jeu pourri auquel mes supérieurs me destinaient. Ma note incendiaire au Premier c’était mon testament politique, maintenant rideau, je disparaissais pour un temps des radars. Le café était franchement dégueulasse. Le plus drôle c’est que Claire habitait à deux pas d’un gros commissariat et, chaque jour, lorsque j’irais me dégourdir les jambes au-dehors, en passant devant la guérite vitrée je saluerais le factionnaire tel un quidam respectueux de la force publique. Je ne risquerais pas grand-chose puisque la grande maison ne pousserait pas la plaisanterie jusqu’à diffuser ma tronche de cake dans les commissariats. Dans la grande salle commune je découvrais une boule de pain de campagne elle aussi indemne. Je la tranchais avec mon couteau corse avant d’aller inspecter le contenu du frigo. Il était vide. « Tu cherches quoi mon grand ? » C’était la Claire. « De la confiture mon cœur ». Elle grimpait sur un escabeau pour aller dénicher au fin fond d’un placard un grand pot de marmelade d’oranges amères. Ma préférée ! Nous nous en goinfrâmes, la journée commençait sous les meilleurs auspices.
J’avais titré ma note au Premier « Juppé, dernier rempart face à l’effondrement du système… » Grandiloquent certes ce titre mais je n’avais pas trouvé mieux pour résumer mon analyse de la donne de la présidentielle de 2017. Face à la perspective d’un second tour Le Pen/Sarkozy, dans la mesure où l’alternance se ferait mécaniquement à droite, la candidature de Juppé permettait de jouer une carte à la Giscard, la France veut être gouvernée au Centre, sauf que le Centre n’existe qu’en tant que force d’appoint pour la Droite. Ce que Hollande avait raté à la suite de son élection en laissant Bayrou mordre la poussière alors qu’il avait appelé à voter pour lui, Juppé par construction le réalisait avant l’élection. Mais encore faudrait-il qu’il puisse se présenter en gagnant les fameuses primaires ouvertes inaugurées par le PS. Avec ce fou furieux de Sarko, qui allait remettre la main sur le parti, ça n’était pas gagné d’avance, sauf à ce que le petit ne se fasse vraiment rattrapé par ses casseroles judiciaires.
Je préconisais donc de faire l’impasse sur la future présidentielle, une forme de repli en bon ordre sur une position préparée à l’avance : la social-démocratie assumée, et de manœuvrer pour que la primaire de l’UMP à la sauce Sarko soit polluée par de braves sympathisants votant massivement pour Juppé. Manœuvre, certes délicate, mais jouable à la condition de préparer le terrain et de jouer fin en sous-main. N’oublions pas que les primaires ouvertes à la sauce socialo se jouent à deux tours, et qu’entre les deux, à la condition d’avoir fait un score qualifiant, le jeu des alliances avec le centriste pourrait permettre à Juppé de tirer son épingle du jeu. Bien évidemment j’ajoutais, qu’en dépit de ma conviction que mon analyse et ma stratégie étaient pertinentes, je n’étais absolument pas partant pour remettre les pieds dans les soupentes de l’UMP comme je l’avais fait au tout début du septennat. Peine perdue, j’avais à nouveau péché par orgueil, me restait plus qu’à faire le mort pour qu’on m’oublie.