Jean faisait tinter un verre avec son couteau et, de sa voix impérieuse d'ancien manipulateur d'AG, il réclamait le silence. Il l'obtenait. Le vieux Turbé se levait, chaussait des besicles cerclées d'écaille et, d'un geste un peu théâtral, tirait de la poche intérieure de sa vareuse une feuille de papier pliée en quatre. Marcelline s'adossait au bar en tamponnant son opulente gorge avec un petit mouchoir en dentelle. Dans la salle tous retenaient leur souffle. Le patriarche allait-il être à la hauteur de l'évènement ? Pour eux, il en allait de l'honneur des marins de l'Île. Turbé se raclait la gorge. Il dépliait le feuillet et le plaçait à la bonne distance de lecture. En d'autres circonstances il aurait déjà eu droit à une bordée de quolibets sur ses manières de sous-préfet inaugurant le nouveau bâtiment de la coopérative maritime. Ce soir, sous l'effet du nectar d'exception et, sans aucun doute, parce que des consignes strictes avaient été données, les plus ramenards fermaient leur grand clapet. Annette trouvait le moyen de briser une pile d'assiettes sales en s'étalant de tout son long. Un murmure réprobateur parcourait l'assistance. La pauvrette, honteuse et meurtrie, fondait en larmes. Je me levais pour l'aider à se relever et je la prenais dans mes bras pour la consoler. Une salve d'applaudissement saluait mon geste. Le vieux Turbé, tel un César, levait la main pour éviter que la cérémonie ne vire eu jeux du cirque. Je me rasseyais en posant Annette sur mon genou droit. Certains se retenaient de faire des commentaires grivois. Le silence, telle une plaine immense, offrait un boulevard à l'orateur.
" Cher Benoît,
Comme il faut bien que quelqu'un se dévoue pour dire les choses qu'on a à te dire, j'me suis dit, et j'vous l'ai déjà dit à vous, comme sur nos bateaux, quand la mer est grosse, c'est au patron de tenir la barre..." Le vieux Turbé improvisait. Se jeter dans le texte de Jean - car sans nul doute ce feuillet était l'oeuvre de mon ami - devait le tétaniser. Son front bas perlait de sueur. Ses doigts coutauds pressaient la feuille comme si elle pesait des tonnes. Pour l'aider à démarrer, en dépit de la position d'Annette qui s'épandait sur moi, j'adoptais l'air inspiré du paroissien en attente du prêche du curé. Le vieux aspirait une lampée d'air puis se lançait : " Souvent, aux endroits isolés, à force de rester longtemps à guetter, on finit par voir, même en plein jour, des formes humaines qui surgissent entre les buissons et les rochers, on a l'impression que quelqu'un est en train de vous épier, puis on va voir, et il n'y a personne..." Je fusillais Jean du regard. Cet immonde salaud avait placé une citation du Désert des Tartares, mon roman-culte, en entame du discours. Turbé s'en sortait avec les honneurs. Ses collègues, subjugués par la diction fluide, le respect de la ponctuation d'une aussi longue phrase, n'en revenaient pas. Moment de grâce absolu, le vieux, aux anges, prenait son envol. " Toi qu'on voyait si souvent se promener, avec elle, les jours de gros temps, sur la lande du vieux château, face à la fureur de notre putain d'océan, on sait maintenant, qu'à cause de l'un des nôtres, chaque jour, tu vas la guetter, croire qu'elle se cache dans le creux d'un rocher, et, pour ton grand malheur, jamais plus tu ne pourras l'atteindre. La toucher. La serrer dans tes bras..." Les plus durs fondaient. Les plus tendres s'épandaient. Reniflaient. Marcelline, en eau, s'affaissait sur une chaise. Annette me pelotait en sanglotant. Turbé galvanisé se rengorgeait. Moi, stoïque, j'entrais maintenant de plain-pied dans le non-sens de ma situation.