Les départs, dans mes rêves d'enfant, revêtaient des allures princières, bagages en cuir patiné convoyés par des porteurs en blouses, uniformes impeccables des hommes de la Compagnie des Wagons Lits, voyageurs empressés, grappes de ceux qui resteraient à quai, à mon bras une femme mariée que je venais d'enlever aux rets de son sinistre époux, visage caché sous une voilette, des nappes bleutées de vapeur enveloppaient la locomotive, le compartiment du sleeping en partance pour l'Orient, avec ses parures en loupe d'orme, allait abriter mes amours clandestins. Ce soir, dans l'inconfort de ce train de nuit ordinaire, à vingt ans, je prenais pleine conscience que je m'enfonçais dans une vie ordinaire où le tous les jours ne m'apporterait qu'ennui, tristesse et chagrin. Ma belle vie, mon bel avenir, tout ce bel édifice que j'abandonnais sans regret, ma famille, mon pays, mes amis, Marie, je les enfouissais tel un magot désormais inutile. Mémé Marie disait de moi que j'étais un garçon délicat. Pour elle c'était un compliment. Moi je savais bien que c'était mon tendon d'Achille. Il me fallait forcer ma nature, me rendre insensible au regard des autres, n'être qu'un gris parmi la cohorte des gris.
Sylvie, elle, savait. Elle y pataugeait. Elle serait ma passerelle. Mon point de passage vers cette terra incognita.
- Tu dors ?
- Non.
- Alors raconte !
- Te raconter quoi ?
- Toi !
- Quel intérêt ?
- Le mien.
- Je ne comprends pas...
- Tu me le dois.
- Toi t'es vraiment un drôle de mec. Tu joues au dur mais à moi on ne me la fait pas. Si tu ne te blindes pas tu vas en prendre plein la gueule...
- Ce n'est pas ton problème ma grande. Déballe moi ton parcours !
- A une condition...
- Laquelle ?
- Que tu me fasses l'amour après...
- Te baiser, pourquoi pas !
- Viens près de moi sous le drap. Fais comme si j'étais l'amour de ta vie. Sois tendre comme tu as su l'être. Après je te foutrai la paix...
Je m'exécutais. Elle me défaisait. Je me laissais faire. Elle se logeait dans mes bras. Le wagon tanguait. Je fermais les yeux. Elle parlait. " Brejoux il m'a vu naître. C'était un ami de mon père. Enfant je l'ai surpris dans le lit de ma mère. Longtemps j'ai cru qu'il était mon père. Ma mère changeait souvent d'amant. Elle trainait au lit. Mon père travaillait sans donner le sentiment d'être malheureux. Il lui achetait de la lingerie fine. Elle la mettait pour ses amants qui la saccageaient. Moi je rodais autour. J'adorais leurs odeurs. Les hommes de maman n'offraient des cadeaux. Aucun d'eux n'a cherché sous mes jupes. Le dimanche papa m'emmenait au square et nous sucions des glaces à la vanille. Un jour il m'a acheté un petit chien tout noir. Un scottich comme sur les bouteilles de Black and White. Maman détestait mon chien car il bouffait ses escarpins. Je l'avais appelé Moumousse. Il sentait mauvais. A l'école je rêvassais. La vie de mes parents me semblait étrange. Ils s'aimaient vraiment. Jamais une dispute, tout se passait dans une promiscuité silencieuse. La duplicité de mon père, son amour masochiste pour une femme qui passait l'essentiel de son temps dans les bras d'autres hommes relevait pour moi du plus profond des mystères. Tout me paraissait de guingois chez nous, car mes parents, aux yeux des autres, affichaient l'image d'un couple uni, allant à la messe, ma mère recrutait ses hommes dans les bars d'hôtel loin de notre maison nichée sous les ramures d'une belle futaie..."
Je signale à mes fidèles lecteurs de South of France que votre serviteur interviendra dimanche matin 15 avril à partir de 9 h 30 au Corum de Montpellier dans le cadre de la rencontre " Vignerons d'Europe "... A vous voir... Bon dimanche.