Abraham, son grand kanak, l’écoutait religieusement. Marie n’en finissait de lui raconter la brutale et triste fin des Saint-Drézéry. Afin de libérer ses grands panards, son beau légionnaire qui n’en était pas un mais qui sentait bon le sable chaud de la Nouvelle Calédonie, avait ôté ses rangers règlementaires. Ils buvaient des bières au goulot sur les pelouses du Trocadéro. « Tout ça est parti de leur pingrerie, chez eux un sou est un sou surtout depuis l’irruption de l’euro qui a ôté tant de zéro à leur compte en banque. Mes oncles et mes tantes se chamaillaient à propos de la fixation du prix des primeurs 2010 de leur cotriade de châteaux. D’un côté le clan de la hausse maximale regroupant Marie-Adélaïde et Philémon, de l’autre celui de la hausse raisonnable défendue par Adelphine et Pierre-Henri : égalité parfaite qui ne pouvait être rompue que par la voix de Marie-Charlotte, la neuneue, qui changeait d’avis comme de chemise. Trois réunions de la commandite n’avaient pu lever le verrou et, ce 13 juillet, Philémon avait invité à Pomerol, pour un déjeuner, le restant de la famille. La demeure de Philémon, comme souvent à Pomerol, tenait plus du pavillon de banlieue que du château. N’empêche que Bob le pointeur lui attribuait systématiquement une note qui frisait le 100. Une pépite donc qui n’empêchait pas ce cher Philémon de vivre chichement avec une gouvernante allemande, femme à tout faire, qu’il avait récupéré suite à la Chute du Mur de Berlin. Dans les châteaux de la Rive droite, comme dans ceux de la gauche d’ailleurs, il se murmurait que le cher homme vénérait les Prussiens et, qu’au cours de l’Occupation, ses relations cordiales avec les Officiers Supérieurs de la Wehrmarcht, des SS et de la Gestapo, lui avait permis d’arrondir son magot. Raie au milieu il portait un monocle, le plus souvent vêtu d’un pantalon de cheval enserré dans des bottes lustrées par son Olga. Les mauvaises langues toujours affirmaient que la teutonne au gros cul faisait cheval pendant qu’il l’attisait avec sa cravache. Ces ragots indisposaient deux de ses sœurs forts pieuses mais, comme il gérait les châteaux d’une main de fer, d’ordinaire elles le suivaient aveuglément. Là, elles s’étaient séparées, et bien sûr la neuneue effectuait son va-et-vient traditionnel en se goinfrant de boudoirs.