Notre première rencontre avec Laurent Dulau, lors d'un raout des oenologues de Bordeaux, fut un peu frictionnelle, en effet lui et quelques jeunes loups, pressés d'occuper la tribune et de vanter les mérites de leur buiseness, firent qu'il n'y eut pas de débats. Mais, comme Laurent est un garçon intelligent, brillant, il sut tirer leçon de ce petit dérapage. Membre fondateur de "Sans Interdit" il est pour moi un ami dont j'apprécie le parler vif argent, l'engagement, la capacité d'argumenter sur les dossiers qui fâchent. C'est un innovateur. C'est un amoureux du vin dans tous ses états, membre de l'ABV. Depuis presque un an il travaille en Espagne et c'est tout naturellement que je lui ai tendu mon micro pour qu'il nous livre son analyse sur un pays voisin concurrent redoutable de notre secteur viti-vinicole.
1er Question : Laurent Dulau, après avoir consacré vos dernières années professionnelles au marché français du vin, vous avez immigré en Espagne, pourquoi ?
Laurent Dulau :
L’envie de bouger, de bouger tout en restant dans un même secteur qui me passionne. Qui me passionne et souvent me frustre. C’est le cas en France où de voir tant de potentiel gâché par excès d’immobilisme et corporatisme est rageant. Surtout dans un contexte international, certes en crise (excédent structurel), mais en pleine évolution et en croissance sur de nouveaux marchés prometteurs (USA, bassin asiatique).
En Espagne certains leviers rigides existent comme en France. Certaines appellations (DOC) sont elles aussi conservatrices, surtout celles qui gagnent… quoi de plus humain. Mais même parmi les plus conservateurs, cela bouge, les décisions par rapport aux grands rendez-vous de la filière (réforme de l’OCM, révision des agréments, utilisation de certaines pratiques œnologiques comme les alternatives à la barrique) sont prises. On ne tergiverse pas ici. On avance. Parfois on se trompe mais au moins on bouge.
2ième Question : Alors cher Laurent, puisque vous êtes sur le terrain d’un de nos principaux concurrents, faites-nous bénéficier de votre regard de professionnel sur lui et en premier dites-nous quelles sont les forces de la filière vitivinicole espagnole ?
Laurent Dulau :
-En premier lieu une structure de production moins morcelée qu’en France ou qu’en Italie. L’Espagne c’est de l’ordre de 3500 caves pour une production oscillant d’une année sur l’autre aux alentours de 25-30 millions d’hl (hors distillation et production de moût).
-Ensuite l’existence de moins de structures connexes au secteur qu’en France. Il existe bien, comme en France, le nécessaire tel que des syndicats d’appellation (consejos reguladores), des équivalents de Chambre Agriculture autonomes, une association d’œnologues avec des ramifications région par région. Mais même « s’il y a du politique » en Espagne tout ceci reste gérable et d’une certaine souplesse.
-Pour donner raison, pour une fois, aux pourfendeurs du Jacobinisme hypocrite hexagonal, l’Espagne montre une réelle volonté politique de faire de la filière vitivinicole un secteur gagnant de l’agro-alimentaire sur les marchés export, pour preuve le plan 2015 présenté l’année dernière par la ministre de l’agriculture et qui a pour but de faire de l’Espagne le premier exportateur de vin Européen à horizon 2015. Au niveau domestique, le gouvernement actuel en proposant de ne pas considérer le vin comme les autres boissons alcooliques, mais comme un aliment, a également pris une position réclamée par tous les professionnels français. A noter que cette dernière décision n’endigue pas la baisse de consommation (de l’ordre de -4%) du marché domestique observée sur tous les marchés dits traditionnels. Les producteurs espagnols ont la même difficulté que leurs voisins français à reconquérir leur marché intérieur… et ce pour la même raison principale, à savoir le manque de culture marketing.
-En dernier lieu et non des moindres, des conditions pédoclimatiques très favorables à l’élaboration de vins à maturité. Résultat il est possible de trouver des vins en Espagne dont le rapport qualité/prix est très compétitif. Pour revenir à la remarque de votre dernier invité Michel Bettane, l’Espagne est très forte potentiellement pour les vins au-dessous de 10 €.
3ième Question : Tant de forces, il doit bien y avoir des faiblesses ou des limites au-delà des Pyrénées ?
Laurent Dulau :
Trois points essentiellement qui peuvent se résumer à :
- Un manque de notoriété sur les marchés export, l’Espagne ayant trop abusé pendant des années de marché d’opportunité à bas prix pour placer son offre à l’export ;
- Un manque d’eau : la gestion de l’eau notamment dans le sud de l’Espagne sera, et est déjà, un vrai défi pour l’agriculture ibère et donc la viticulture ;
- un manque de centres de formation de référence coordonnés au niveau national.
Mais gageons que les Espagnols qui sont, à mon humble avis, les « plus pragmatiques de latins » seront relever ces défis.
Consommateur français ou britannique ? La notion de « qualité » est totalement relative, selon si on se place d'un côté ou de l'autre. L’utilisation de la dégustation sensorielle devient indispensable pour connaître les caractéristiques organoleptiques de son vin, et l'adapter en conséquence.
Le consommateur anglo-saxon n'a pas les mêmes goûts que le consommateur français. Le profil du vin doit donc être parfaitement connu grâce à l'analyse sensorielle, pour proposer un vin en adéquation avec le marché. (© JC) |
Chaque marché, type de consommateur ou pays, a sa spécificité, ses attentes, qui sont totalement différentes. Exemple: pour un vin donné, ce qu’un consommateur anglais appréciera ne sera pas la même chose qu’un consommateur français. C’est ce que Laurent Dulau, Vinidea, appelle la « qualité relative ». « Prenez par exemple un cabernet sauvignon, vendu à 5€ en France et au Royaume-Uni. Le consommateur anglo-saxon n’aura pas du tout les mêmes attentes en terme de qualité que son homologue français ». Alors que le premier fait plutôt partie d’un « nouveau marché », le second appartient à un marché « plus traditionnel ». Alors qu’en France, le consommateur traditionnel appréciera plus l’acidité que la sucrosité d’un vin, qui est signe de « lourdeur » voire de « défaut », la qualité pour le consommateur britannique rimera avec une acidité moindre et plus de sucrosité.
De la même manière, la pyrazine, arôme caractéristique du cépage cabernet sauvignon, sera apprécié différemment au Royaume-Uni ou en France. Son goût, qui s’apparente à celui du poivron vert, est bien apprécié par le consommateur traditionnel français ; le consommateur anglo-saxon dira : « c’est « vert », je n’aime pas ! ». Il y a en effet des nuances entre l’arôme poivron vert trop « vert » et l’arôme poivron vert « mûr » explique le consultant. « On cherchera donc pour le marché du Royaume-Uni à produire un vin en conséquence, avec des notes de pyrazine plus fruitées et moins herbacées, en récoltant par exemple le raisin avec une plus grande maturité ». C’est ce que Laurent Dulau appelle « l’objectif produit », trop souvent « mis de côté dans les approches marketing » : il s’agit simplement de faire un vin qui correspond à un marché.
Connaître avec rigueur les caractéristiques organoleptiques de son vin, ou celui des autres...
Pour mesurer cette « qualité relative » : l’analyse sensorielle. Parmi les méthodes existantes, « l’analyse sensorielle descriptive quantifiée », ou « Asdq », «déjà largement utilisée en agro-alimentaire par des grands industriels, mais ne l’est pas du tout pour le vin », précise Laurent Dulau. Cette méthode rigoureuse et objective est actuellement développée par l’Icv (Institut coopératif du vin). « Elle permet de faire une dégustation extrêmement rigoureuse, où l’on utilise les sens d’une manière très contrôlée, non pas comme lors de dégustations d’agréments un peu hédonistes ».
L’intérêt pour le viticulteur : suite à cette analyse, le viticulteur connaît précisément les caractéristiques organoleptiques de son vin. Il est ainsi à même de produire un vin respectant des qualités organoleptiques, en adéquation avec « l’objectif produit » correspondant à un marché. « Mais il peut aussi se comparer aux autres, en testant par exemple un vin qui est connu pour être leader sur un marché ».