« Son tracteur file entre les hauts immeubles gris. Au pied de la cité du clos Saint-Lazare, à Stains, en Seine-Saint-Denis, l’engin serpente entre les voitures, sans être perturbé par l’intense circulation. Dans la petite cabine, on ne distingue d’abord qu’un large chapeau de paille enfoncé jusqu’aux sourcils du conducteur. René Kersanté, 75 ans, descend d’un saut habile. Il a pourtant le corps tassé et le ventre arrondi. Un cou puissant ajusté a de larges épaules. Il tâte de ses bottes la terre humide puis salue les silhouettes ployées dans ses champs. »
Des champs dans le neuf 3 ça ne semble pas raccord avec l’image de ce département qui colle mieux à celle décrit par Olivier Norek dans son polar Code93 :
« … les rues vides lui offrirent une allée de feux rouges qu’il grilla doucement jusqu’à s’insérer sur la route nationale 3.
Quatre voies grises et sans fin s’enfonçant comme une lance dans le cœur de la banlieue. Au fur et à mesure, voir les maisons devenir immeubles et les immeubles devenir des tours. Détourner les yeux devant les camps de Roms. Caravanes à perte de vue, collées les unes aux autres à proximité des lignes du RER. Linge mis à sécher sur les grillages qui contiennent cette partie de la population qu’on ne sait aimer ni détester. Fermer sa vitre en passant devant la déchetterie intermunicipale et ses effluves, à seulement quelques encablures des premières habitations. C’est de cette manière que l’on respecte le 93 et ses citoyens : au point de leur foutre sous le nez des montagnes de poubelles. Une idée que l’on ne devrait proposer à la capitale, en intramuros. Juste pour voir la réaction des Parisiens. À moins que les pauvres et les immigrés n’aient un sens de l’odorat moins développé… Passer les parkings sans fin des entreprises de BTP et saluer les toujours mêmes travailleurs au black qui attendent, en groupe, la camionnette de ramassage. Tenter d’arriver sans déprimer dans cette nouvelle journée qui commence. »
La plaine des Vertus, qui a constitué jusqu’à la fin du XIXe siècle le plus vaste espace légumier d’Europe et qui a longtemps nourri la population parisienne, s’est rétrécie pour se réduire au 9 ha répartis entre Stains et Saint-Denis, de la Courneuve à Aubervilliers, à l’exploitation de « Monsieur René » comme ses saisonniers ont l’habitude de l’appeler.
« Il est rond, gros, sa pelure a une belle couleur mordorée dès qu'il atteint la pleine maturité. Il se conserve tout l'hiver, pour peu qu'on le suspende dans un endroit sec et bien aéré. C'est l'oignon «jaune paille des Vertus», bien connu des jardiniers amateurs et des professionnels. Ses vertus? Nombreuses, sans doute. Mais en l'occurrence, les Vertus de l'oignon jaune paille, comme celles du «navet marteau des Vertus» ou du «chou Milan des Vertus» ont une majuscule. Car les Vertus dont il s'agit n'ont rien à voir avec leurs qualités, gastronomiques ou horticoles. C'est le nom d'un lieu-dit aujourd'hui oublié: la «plaine des Vertus», drainée par le «ru de Montfort». Elle s'étendait sur Aubervilliers et La Courneuve, jusqu'aux limites de Bobigny et de Drancy (Seine-Saint-Denis). L'église d'Aubervilliers, Notre-Dame-des-Vertus, lui doit son nom. L'actuel parc départemental de la Courneuve a été aménagé sur sa partie nord, tandis qu'au sud la plaine des Vertus venait buter sur le côteau de Pantin.
Sous le Second Empire, on comptait ainsi, sur les mille hectares de la plaine des Vertus, près de cinq cents ménages de cultivateurs, dont les plus riches possédaient quatre ou cinq chevaux, plusieurs charrues et chariots. Ces laboureurs de légumes, conduisaient eux-mêmes vers le «Ventre de Paris» leurs charrettes emplies d'une montagne de choux et de poireaux, qu'ils déversaient à une heure du matin aux Halles, où ils restaient «sur le carreau» en cas de mévente; à l'aube, ils regagnaient La Courneuve ou Aubervilliers avec un chargement de pierre, pour les routes, ou de «boues d'aisance», pour la fumure.
Les «laboureurs de légumes», mi-paysans, mi-maraîchers. Car sur la plaine des Vertus, on ne pratiquait pas le forçage des primeurs, on n'amenait pas sur les marchés de détail la botte de persil, la poignée d'épinards ou les premiers haricots de la saison, comme le font les maraîchers traditionnels. On produisait en masse, pour le carreau des Halles, les légumes de pleine saison, base de l'alimentation du peuple de Paris, selon un système économique rodé au fil des générations. »
François Wenz-Dumas — 21 août 1995 pour Libération
Maraîcher à Bobigny
« C’est Marie, ma grand-mère. C’est elle qui a fondé cette exploitation. Elle a quitté sa Bretagne en 1920, avec ses sabots et sa valise, fuyant la misère. Elle ne connaissait rien aux légumes mais, par liens familiaux, elle a commencé à travailler sur une exploitation de la plaine. Puis elle s’est mise à son compte. C’est elle qui gérait tout, surtout après le décès de son mari, qu’elle avait rencontré ici. À cette époque les Auvergnats devenaient cafetiers et les bretons maraîchers. »
C’est Sébastien Deslandes du mensuel 75 qui recueille ces propos.
« À cette époque plusieurs centaines d’agriculteurs travaillaient la terre limoneuse de cette plaine. »
René, dès 13 ans, son certif en poche, s’y colle « Mon père m’a dit : c’est bien, mais maintenant au travail ! »
« Chaque jour, dès 2 heures du matin, nous allions aux Halles décharger nos légumes. Nous étions face à l’église Saint-Eustache. C’était une époque formidable. Tout le monde se tutoyait. Les artistes venaient y finir leur nuit. Et les boucher les rudoyaient en louchebem, leur argot. »
photo d'Hervé Lequeux pour 75
C’est la dernière saison de René, de la soixantaine de saisonniers il ne reste plus que Moravia « fidèle à son patron depuis trente-trois ans ». Elle est serbe et habite le quartier voisin. « Les autres Serbes sont partis à la retraite. Moi aussi, bientôt, j’ai quand même 65 ans. Je vais rentrer au pays. »
La banlieue a tout dévoré « Tout autour de ces champs bruns, c’est un paysage de béton qui se déploie. Le domaine semble coincé entre les hautes barres HLM et l’enseigne lumineuse du restaurant McDonald’s. »
« J’ai très longtemps vu la basilique de Saint-Denis d’ici »
La menace a toujours plané au-dessus de l’exploitation de René « Il y a soixante ans, on nous a dit que nous devions partir pour laisser la place à la construction d’immeubles. » Beaucoup de ces collègues ont empochés le chèque et sont partis. Lui a tenu bon et en 1983 la mairie a fait jouer son droit de préemption et il est son locataire.
« Il n’y a pas que le quartier qui a changé. Nos méthodes de travail aussi »
Adieu les cloches en verre et les châssis propres, place aux voiles de forçage.
Adieu aussi les tas de fumiers qui faisaient l’objet de compétitions entre les maraîchers « C’était à qui aurait l plus beau tas de fumier ! »
Et puis Rungis est arrivé en 1969, René vend 90% de sa production aux Carrefour et autres Cora environnants « Ils nous achètent notre salade autour de 45c, pour la revendre 99c. C’est dur. Mais aujourd’hui, selon moi, même les distributeurs ne margent plus beauoup, du fait de la concurrence entre eux. »
Gaëlle la fille de René et son mari ne reprendront pas l’exploitation de la plaine. Peut-être iront-ils travailler la petite exploitation achetée par René dans l’Oise lorsqu’il craignait d’être expulsé ?
Pourtant ils aiment cet endroit « c’est la campagne dans la ville. Mais c’est un travail de plus en plus dur. Les gens ne se rendent pas compte des heures exigées, ils nous parlent uniquement des prix. Ce n’est plus viable pour nous. »
René plaisante « Nous avons été longtemps les culs-terreux… Aujourd’hui, nous faisons partie du paysage. Il est de bon ton de venir nous voir. Je participe même aux Journées du patrimoine ! »
Adieu à « l’as de la laitue passion » et de « l’oignon jaune paille »
Lire Le maraîchage en Seine-Saint-Denis et ICI belles illustrations