Pendant ma période de claustration, pour tromper l’ennui, j’ai observé sur les réseaux sociaux la scénarisation de la jeune cuisine au raout parisien d’Omnivore et j’ai eu le projet de pondre une chronique chichiteuse.
J’ai demandé à mon pote Google ce qu’il en pensait.
Et je suis tombé sur l’ami Pierre Jancou qui causait à Atabula :
« Je suis outré de voir un peu partout cette nouvelle cuisine chichiteuse, paresseuse, non respectueuse des traditions et pour laquelle la photo, l’œil (du blogueur ou du client lambda) sont plus importants que le goût. »
Et j’en suis resté là attendant de nourrir un chouïa ma réflexion.
Jeudi, jour de rupture de mon jeûne, sur le chemin des Climats j’ai fait une halte à la librairie Gallimard, boulevard Raspail, entièrement rénovée, superbe palais de lumière, pour acheter La vache qui pleure.
Comme de bien entendu je suis ressorti avec ma vache et une moisson de livres.
Dans mon cabas l’Esprit de l’art culinaire, traité de gastronomie de Carl Friedrich von Rumohr (1785-1843, figure fondatrice de l'histoire de l'art allemande édité en 1822. à cette époque la cuisine et l’alimentation ne suscitaient dans les pays de langue allemande qu’un maigre intérêt — contrairement à la France.
Pourtant ce n’est qu’en 1826 que la littérature gastrosophique française voit paraître un ouvrage aussi ambitieux avec la Physiologie du goût de Brillat-Savarin. C’est dire l’originalité de ce traité qui est considéré outre-Rhin comme le grand classique de la littérature « gourmande ».
« Publié d’abord sous le nom de son cuisinier et serviteur Joseph König dans le but de lutter contre l’hégémonie de la cuisine française et de contribuer à l’émergence d’un art gastronomique véritablement national alors que l’Allemagne, en tant qu’État, n’existait pas encore, l’Esprit de l’art culinaire va bien au-delà d’un simple livre de recettes. Conçu comme un recueil de règles pratiques à l’usage de la cuisine quotidienne, il propose aussi une sociologie de l’art ménager et de l’hygiène alimentaire, et livre sous une forme scientifique et dans une langue à la fois claire et pédagogique, non dénuée d’humour, les principes fondamentaux de la gastronomie moderne dont Carl Friedrich von Rumohr, ce « Clausewitz de la broche », selon la formule d’Ernst Jünger, apparaît aujourd’hui comme le précurseur. »
Le hasard fait souvent avec moi bien les choses.
La preuve :
Définition de l’art culinaire
« L’art de la cuisine consiste à développer grâce au feu, à l’eau et au sel les propriétés nourrissantes, revigorantes et plaisantes des substances naturelles qui permettent généralement de nourrir ou de restaurer l’être humain. Aussi le célèbre mot d’Horace : « Mêle l’utile à l’agréable », que l’on a si souvent associé à la poésie et à la peinture, ces arts d’une inutilité suprême et des plus tendancieux, ne doit-il être appliqué qu’à l’art culinaire.
L’art culinaire est utile en ce qu’il poursuit inlassablement le but immuable : permettre de manger, de se nourrir et se restaurer. Mais il suscite également le plaisir, et ce deux manières : en poursuivant d’abord le but susnommé, car tous les plats nourrissants et sains ont aussi, la plupart du temps, très bon goût, puis en donnant aux plats et aux mets simplement nourrissants, l’assaisonnement qui leur sied, tout en leur conférant une apparence agréable.
D’ailleurs, l’on voit dominer tantôt l’un, tantôt l’autre caractère dans les différentes époques et écoles de l’art culinaire ; et l’on pourrait ainsi tout à fait admettre en cuisine, comme dans les beaux-arts, un style sévère, un style gracieux et un style brillant.
Du style sévère, on a jusqu’aujourd’hui conservé de nombreux exemples dans les plats véritablement nationaux. Ainsi, qu’est-ce que le rôti de bœuf des Anglais, sinon un vestige de cette époque antique que nous dépeignent les poèmes homériques ? Les Chinois, qui sont une nation séculaire et, comme les Anglais, un peuple isolé du monde, solitaire, respectueux de l’ancien, apprécient eux aussi la viande rôtie bien juteuse. Chez tous les peuples dont le riz constitue la principale culture, le pilaf, depuis des siècles, s’est perpétué de la même manière de la Chine jusqu’à l’Italie. Cette savoureuse préparation consiste à cuire le grain en veillant à ce qu’il reste ferme, puis à le refroidir avant de le porter de nouveau au feu avec une matière animale, de l’assaisonner et d’en achever la cuisson. Quand ce grain remarquable est préparé de la sorte, les substances farineuses et sucrées dont il est si riche sont préservés ; cependant dans le Nord, où l’on fait venir le riz des contrées lointaines, les gens laissent généralement ces éléments bénéfiques se volatiliser à la cuisson, et se contentent des fibres restantes vidées de leur chair, et dépourvues de saveur.
Le style gracieux de l’art culinaire, un sommet sur lequel il est difficile de se maintenir longtemps, allie à la qualité nutritive des aliments le charme et le décor. C’est un style que je m’efforce surtout de prendre en considération. C’est le genre mâle et élégant*, pour reprendre l’expression du grand Carême.
* En français dans le texte.
Mais le style gracieux, justement, engendre généralement le style sophistiqué, brillant, lequel néglige de plus en plus la nourriture, le contenu, et mise tout sur le décor et la préparation. Ce point de vue, les Grecs déjà l’embrassèrent très tôt ; les Romains plus tard l’adoptèrent, surtout à l’époque où Apicius rédigea le modèle de tous les livres de cuisine modernes. Son ouvrage est singulier à plus d’un égard : d’abord, l’on y trouve ici et là quelques règles domestiques romaines toujours utiles aujourd’hui, et que l’on pourra compléter en se référant notamment aux auteurs de traités d’agriculture ; par ailleurs, comme je l’ai déjà fait remarquer, il représente la plus grosse dégénérescence possible de l’art culinaire. On comprend en le lisant à quels goûts étranges l’homme est capable de s’habituer quand sans réfléchir ni s’imposer de bornes, il s’abandonne au charme de la nouveauté et s’efforce alors d’entretenir cette dernière par des innovations constantes et toujours plus aventureuses. »
Lire sur le sujet la prose pétaradante de Périco Légasse « Pour sa 108e édition, "le Guide rouge" bascule résolument dans le marketing et les paillettes. Du people, de la star et de la com, dans le mépris total du patrimoine culinaire. »
« Il est vrai que la cuisine n'est plus seulement tendance, elle est sociétale, contractuelle, scoopable, indicielle, CAC-quarantée, numérique, liturgique et globalisée, et qu'il n'est pas question de passer à côté du spectacle si l'on veut rester dans le coup. Du coup, justement, la cuisine est devenue spectaculaire, et le sera toujours un peu plus dès lors que ceux qui la cotent ou la médiatisent auront besoin d'aller au spectacle en passant à table. Avouons que la course à l'Elysée sert de modèle à tous les secteurs de la société puisque ce sont désormais les communicants qui dictent leur programme électoral aux candidats. On ne dit plus «chers électeurs», mais «chers spectateurs», de même que l'on ne dit plus «à table» mais «à vos écrans».
Cette année, le Guide Michelin va un peu plus loin dans la fumette, en consacrant des numéros d'équilibriste où le quart de radis mariné à l'essence de tofu virtuel le dispute dans le ramequin en ardoise du Brésil à la demi-aiguillette de mérou infusée à la poudre de kumquat safrané. Certes, il n'y a pas que cela, et il va de soi que, sur les 470 nouveautés de l'édition 2016, il est un grand nombre de bonnes trouvailles. Mais, pour autant, l'usager du guide, le lecteur est-il vraiment informé ou renseigné sur les critères culinaires et professionnels qui prévalent à la starisation de telle maison ou à la déchéance de telle autre ? Pas le moins du monde. Michelin tranche mais ne justifie jamais ses choix. »